Par Abdellali Merdaci
Écrivain, chroniqueur au « Figaro Magazine », féru d’histoire, nostalgique du roman national français d’Ernest Lavisse, Jean Sevillia (1) a longtemps été dans l’intime proximité d’Éric Zemmour dans ses fuligineuses colonnes. Ce voisinage consentait aussi à être celui des idées et d’une lecture positive de l’aventure coloniale de la France, plus précisément en Algérie.
Dans la perspective de la double célébration en 2022 du soixante anniversaire des Accords d’Évian, signés le 18 mars 1962, par le gouvernement du général de Gaulle et les négociateurs du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), et de l’Indépendance de l’Algérie, votée unanimement par les Algériens le 1er juillet 1962 et solennellement reconnue par l’État français le surlendemain, le 3 juillet, Jean Sevillia propose « un panorama historique de cent-trente ans de présence française en Algérie » sous le titre « La France en Algérie. Une mémoire confisquée » (2).
Sans doute, cet éclairage – disruptif – ne devrait se lire qu’à la mesure étroite et aux impasses d’une politique franco-française en campagne pré-électorale présidentielle et aux déclarations à l’emporte-pièce du président Emmanuel Macron sur l’histoire coloniale de la France en Algérie. Dans ce débat français, qui ne nous appartient pas, affleurent d’évidentes contre-vérités sur les Algériens et sur leur nation, victimes d’hier, qui ne peuvent plus accepter de l’être aujourd’hui.
« Innocence » et « culpabilité »
Le chroniqueur du « Figaro Magazine » introduit sa longue contribution par une indiscutable affirmation, qui vaut comme une absolue prescription : « Ce que fut vraiment l’Algérie française ». On en retire, d’un point de vue strictement algérien, cette notation sur la Guerre d’Algérie, sur la guerre anticoloniale des Algériens : « Dans cette affrontement sans merci, aucun camp n’a eu le monopole de l’innocence ou de la culpabilité ». Jean Sevillia efface cent-vingt quatre années de présence française en Algérie, de juillet 1830 à novembre 1954, qui sont l’exacte raison du soulèvement des Algériens contre une violence coloniale française exercée par les armes et par le droit, entre autres l’abject « Code de l’Indigénat », qui les a littéralement étranglés, dépossédés de leurs terres et de leur identité, de la fin du XIXe siècle à son abrogation en 1944.
De quelle « innocence » peuvent se prévaloir, de la Restauration au Second-Empire et de la « Monarchie de Juillet » à la Troisième République, les Français qui ont asservi un pays étranger, qui répondait aux critères politiques, juridiques et philosophique de la Nation, telle qu’elle se concevait alors dans les États d’Occident ? Voici une réponse biaisée : « S’emparer par la force d’un territoire, conquérir son peuple pour le dominer (mais non l’éliminer) nous choque, Européens du XXIe siècle, mais la guerre faisait partie des usages de l’époque, en dépit d’un droit international balbutiant et même s’il a toujours existé des anticolonialistes ». Dès leur entrée en Algérie, à Sidi Fredj (Sidi Ferruch), au terme d’un blocus maritime de trois années, de 1827 à 1830, les Français ne pratiquèrent qu’un seul langage, celui de la violence, de la répression sanglante, hors de toute résolution humaine. Il leur fallait tuer le plus grand nombre d’Indigènes algériens.
Les chiffres avancés par l’historiographie française ne sont pas scrupuleusement documentés. Sévillia, s’appuyant sur des historiens français les révisant à la baisse, ainsi Jean-Jacques Jordi ou Daniel Lefeuvre, habitués des happenings « algérianistes », évoque entre 250000 et 500000 morts indigènes sur une population estimée à trois millions d’âmes pour l’ensemble des faits d’armes de la conquête française. Charles-Robert Ageron et Benjamin Stora ont aussi indiqué dans leurs travaux des états de la guerre avec d’autres chiffres approximatifs. Au-delà de la violence militaire, reconnue, discutée et encouragée par l’Assemblée française en 1845 (3), l’avancée des troupes françaises, du Nord au Sud, tout au long du XIXe siècle, a suscité dans la population indigène pourchassée d’intenses et périlleux mouvements migratoires qui ont provoqué le plus grand désastre écologique dans le monde, au XIXe siècle. Entre 1867 et 1870, 300000 Indigènes, jetés sur les routes de la famine et des épidémies sanitaires, sont morts dans un tragique dénuement (4). Entre 1830 et 1962, le bilan de victimes directes de l’occupation française de l’Algérie et de ses opérations militaires a été estimé conjoncturellement par des historiens et des démographes, parfois sur la seule base d’archives coloniales pour être crédible. Autant pour les Algériens – un million et demi ou davantage – que pour les Français les chiffres restent fluctuants. Jean Sevillia s’en accommode, qui les travestit dans son récit idéal de la colonisation française (5).
L’historien des têtes couronnées d’Europe du « Figaro Magazine », fourvoyé dans les annales d’une France coloniale sanguinaire, peut se couvrir d’une conscience probe d’Européen du XXIe siècle, « choqué » par les crimes de la colonisation française, sans pour autant les condamner. Le fond raciste colonial mâtiné d’intempérance encadre sa réflexion nettement orientée en défense et illustration de l’Algérie française.
Que vaut, hier et aujourd’hui, la vie d’un Indigène dans un pays soumis à la loi du plus fort ? L’hypothèse américaine a été assez tôt envisagée par la France en Algérie : chasser et parquer les Indigènes dans des réserves – et, même, les liquider. Comme des Indiens. Elle n’a pas été jugée faisable : comment, face à l’Europe du XIXe siècle, anéantir tout un peuple ? Et, surtout, mettre à exécution le « grand remplacement », qui a existé bien avant son toilettage sémantique par Renaud Camus, soutenu par Alain Finkielkraut et Zemmour, pour devenir, en 2022, avec Valérie Pécresse (Les Républicains, droite) un concept pourri de la précampagne électorale présidentielle française. Si la France a reculé devant cette solution extrême de remplacement du peuplement originel de l’Algérie, faute de candidats français, elle sera au gradient de toutes ses initiatives politiques et militaires.
Mais de quelle « culpabilité », aux relents de triste morale chrétienne, parle Sevillia ? Non, la France coloniale repue de meurtres n’était pas coupable, ventant son prospère bilan européen, rameutant la lie des peuples du nord de la Méditerranée, entre autres une branche des Sevillia, famille espagnole acclimatée dans le pays depuis la seconde moitié du XIXe siècle, remplaçant sur leurs terres les populations indigènes haillonneuses et dénutries, les repoussant jusqu’aux catacombes. Et, la guerre venue, d’égrener dans ses journaux la litanie quotidienne des « terroristes » indigènes tués par ses armes. Par contre, ces Indigènes algériens, qui sous la conduite du FLN et de la Glorieuse Armée de libération nationale, allaient porter par tous les moyens le feu contre leur ennemi français pour s’affranchir d’une colonisation ravageuse, l’étaient. Pleinement « coupables », au gré des lois coloniales, d’insoumission, d’insubordination, de rébellion, d’insurrection, de sédition – et, pour la petite police de « troubles sur la voie publique ». La résistance des Algériens contre l’occupation française de leur pays, contre le « jusqu’au-boutisme » colonial, n’était pas moins noble que celle des Français luttant contre l’Allemagne nazie qui a subjugué leur pays, lui ôtant les titres institutionnels d’un État libre.
La France coloniale, comme l’Allemagne nazie, était intolérable. De 1954 à 1962, elle a mené contre les Algériens, en Algérie et sur son territoire, une guerre impitoyable, mobilisant jusqu’à deux millions de soldats et les armements les plus sophistiqués et destructeurs de l’époque. Elle voulait garder la terre d’Algérie en l’abreuvant du sang des Algériens. Mais, l’Algérie a ses héros, debout contre le désespoir qu’infligeait le colonialisme français à leur peuple, qui ne lui laissait qu’une seule issue : la guerre, une guerre inégale. Face à ses tortionnaires et assassins (6), le Martyr Larbi Ben M’hidi (1923-1957), répliquait au cœur de la Bataille d’Alger (1957), qu’il échangerait volontiers les « couffins du FLN » contre les avions et les chars de la France coloniale (7). Comment le gouvernement de la France et son armée pouvaient-ils se réclamer dans leur guerre coloniale sans honneur de Jean Moulin (1899-1943) lorsqu’ils tuaient à Alger son frère de semblable conviction face à la semblable adversité ?
Se démarquant du parcours colonial anglais, les Français se targuaient d’une colonisation plus juste et d’apporter la civilisation en Algérie. Aux Algériens, ils n’ont enseigné que la violence, une violence âpre et nue, et il était légitime qu’ils la retournent contre leur envahisseur. Emmenés par leur foi en un pays meilleur, un pays d’espérance, les Algériens ont bravé en son temps une puissance militaire mondiale. Ils n’étaient ni « innocents » ni « coupables » dans l’épreuve de sang et de deuil infinis qui leur était imposée.
L’Algérie française, une fiction juridique coloniale
Jean Sevillia, sur le même et délirant agenda que le président Macron niant l’existence d’un peuple et d’une nation en Algérie avant la conquête coloniale française (8), déroule la fiction d’un pays inventé par la France : « C’est la France qui a donné son nom à l’Algérie – apparu pour la première fois, en 1838, dans une instruction du ministère de la Guerre – et qui a tracé ses frontières avec le Maroc et l’Algérie ». Avant l’arrivée des Français, plusieurs traités internationaux, notamment avec l’Espagne, signalaient le terme catalan « aljer » et ses dérivés (« Alguer », « Argelia »), translittérations de l’arabe « al Jazaïr » de Bologhine Ibn Ziri (vers 960 ; « Les Îles », attesté par le Cordouan Al Bakri au XIe siècle). « L’Algérie » de ce document militaire de 1838, signé par le maréchal Soult, qui n’était pas réputé pour sa clairvoyance lexicale, n’en est qu’une transcription française, qui s’est imposée sans avoir un emploi universel, car il existe d’autres variantes européennes du nom du pays (9). Quant aux frontières de l’Algérie avec le Maroc et la Tunisie, elles étaient déjà délimitées par l’histoire politique et militaire de ces trois pays, qui ne souffre aucune contestation. Les Algériens ont constamment pratiqué l’art de la guerre rapide et foudroyante pour défendre l’unité de leur territoire et de leur peuple. Ernest Mercier, historien français du Maghreb d’avant la colonisation française (10), répertorie depuis le XVIe siècle un chapelet de batailles et de rezzous algériens sur leurs frontières de l’Est et de l’Ouest affirmant victorieusement face à leurs voisins les limites infranchissables de leur territoire (11). De la Numidie, s’insurgeant contre Rome et ses légions africaines (12), au Maghreb central, dominant la course en mer Méditerranée, l’Algérie actuelle a été un incontournable pôle d’Afrique du nord.
La France n’a pas créé l’Algérie : d’Alger à Tamanrasset, le pays uni par la géographie, par la culture et par le sceau de l’Islam, opposait une résistance continue à la conquête française. Dans les familles patriciennes constantinoises où était reçu en allié Ismaël Urbain, où l’on se gaussait de la « grandeur perdue de la France », il était resté le souvenir, longtemps célébré, de la réduction de la colonne Flatters à El Garama dans le Hoggar, en 1880. Un fait de résistance démythifiant, annonçant d’autres incursions guerrières sporadiques du Nord au Sud du pays jusqu’à la révolte des Aurès en 1916 : les Algériens n’ont jamais abdiqué devant les canons français. Ce que le sociologue Abdelkader Djeghloul a appelé « la reprise historique » (13), marquant la pause de la résistance armée et l’avènement de combats politiques indigènes aux doctrines diverses, s’étalera plus singulièrement de 1919 à la veille du 1er-Novembre. Entre Français et Algériens, il n’y aura jamais de langage de paix et de fraternité (14).
Les Algériens ont été dans la nécessité de dénoncer la naturalisation française de leur pays, qui n’est pas un « territoire de la République ». L’Algérie française a été une fiction juridique coloniale portée par une littérature nombreuse. Le territoire français de l’Algérie, à travers ses trois départements – Oran, Alger, Constantine – devenait une entité administrative, financière et politique créée par la législation française que les Algériens n’étaient pas tenus de reconnaître, même sous la torture, érigée en système de domination politique pendant la guerre coloniale.
Un ensauvagement délibéré des Indigènes d’Algérie
Qu’importent donc les chiffres de la prospérité coloniale hardiment convoqués et revendiqués par le chroniqueur du « Figaro magazine ». Il est lassant pour les Algériens d’entendre encore et encore cette morne répétition à propos d’une « œuvre française en Algérie [qui] fut considérable » et sa sordide énumération de « marais asséchés », d’agriculture modernisée, de vignobles, de terres à blé, de mines, de villages, de routes, de ports, d’écoles, d’hôpitaux, etc. Une ritournelle, décidément. A contrario, en cent-trente-deux années d’occupation et de bonne fortune française de l’Algérie, il est possible de chiffrer l’accès des Indigènes aux bienfaits de la civilisation du colonisateur.
À défaut d’éliminer durablement l’Indigène, il fallait le déposséder, de ses terres, certainement, mais surtout de sa personnalité. L’œuvre de rabaissement de la société indigène conquise n’a d’équivalent dans l’histoire de l’Humanité que la barbarie nazie. À l’Indigène algérien, la France a consciencieusement détourné sa langue, ses écoles, ses penseurs et ses savants. Si le général Valzé, officier de la conquête française, reconnaissait l’aptitude des Indigènes d’Algérie à l’écriture et à la lecture, Pélissier de Reynaud admettait que « l’instruction élémentaire est pour le moins aussi répandue chez eux que chez nous ». Dans un rapport de 1847 sur l’Algérie, Alexis Tocqueville relevait : « Nous avons réduit les établissements charitables, laissé tomber les écoles, dispersé les séminaires. Autour de nous les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de religion et des hommes de loi a cessé. C’est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle ne l’était avant de nous connaître » (15).
Il n’était rien resté sous la mortelle charge des armes, éradiquant dans les villes et les campagnes les lueurs de savoir. Cette entreprise funeste d’ensauvagement du peuple asservi, menée de longue main, a-t-elle les accents de « l’innocence » ? Était-il honorable pour des gouvernants civils, succédant aux militaires en 1870, et des assemblées élues de la colonie de refuser de voter des crédits pour les « écoles-gourbis » des Indigènes (16) et d’organiser leur précarité intellectuelle, en interdisant à leurs élites l’usage de leur langue écrite, l’arabe classique (17).
À Constantine, le muphti Mouhoub Benelmouhoub, fondateur du « Cercle Salah Bey », un « ami sûr de la France », faisait chanter par les élèves des médersas, à l’aube du XXe siècle, un hymne de sa composition au savoir et à la science des Français, qui n’adviendront pas. L’indicateur de la scolarisation, « formant » des millions d’analphabètes dans la population indigène (95 % des neuf millions d’Algériens ne maîtrisaient ni le français ni l’arabe, à la veille de l’Indépendance), n’a pas été le plus pervers, l’entrée des Indigènes d’Algérie dans la cité coloniale française fut discriminante. Jean Sevillia, qui évoque « une société duale », ne veut pas nommer un haineux apartheid colonial français en Algérie, mais il était une réalité tangible. Un exemple de ce dualisme qui saturait toutes ses activités économiques, financières, industrielles, culturelles ? Le gouvernement français de l’Algérie a lancé par décret deux prix littéraires : le premier, en 1920, consacrant exclusivement la littérature des Européens d’Algérie, le second, en 1941, sous le règne de l’État français de Vichy, dédié aux œuvres indigènes, à titre de rattrapage. La colonie française d’Algérie légitimait ce partage dans la littérature. Dans la littérature, certes, et ailleurs, l’altérité coloniale, la séparation fondamentale entre « colons » et « colonisés », semblait irrémédiable.
La colonisation française de l’Algérie : une « expérience » mortelle
L’Algérie n’aurait été, tout compte fait et refait, qu’une péripétie, un « moment » (Sevillia) dans la longue histoire de la France. Tirant un trait sur la colonisation française de l’Algérie, l’écrivain-chroniqueur, plus avisé sur le Tyrol que sur l’Assakrem, note que « tout ne fut pas violence, pillages et massacres », que « la colonisation n’a pas été un crime en soi : elle a été un moment de l’Histoire ». En bref, signale-t-il, placidement, une « expérience » (18). Un laboratoire de l’Histoire, où un pays fort a volontairement infligé mort, ruine et détresse à un pays et à un peuple qui ne l’étaient pas. Mentionnons-en quelques étapes génocidaires qui jalonnent cruellement cette « expérience » : la tuerie d’un demi-million d’Algériens dans la résistance kadérienne (1830-1848), les enfumades du Dahra du lieutenant-colonel Pélissier, en 1845, les 45000 morts de Sétif, Kherrata et Guelma, aux mois de mai et juin 1945, les destructions de villages et l’anéantissement de communautés montagnardes au napalm (1954-1962). Des crimes contre l’Humanité pour lesquels la France ne sera pas jugée.
Comment l’ami de Zemmour peut-il inviter Français et Algériens, relativement à cette « expérience », soldée par la profonde déstructuration d’une nation et un million et demi de personnes massacrées, à la « regarder en face, sans l’embellir – ce qu’il entreprend dans son panorama – ni la noircir, en faisant la part des responsabilités de chacun, à travers un travail historique juste. Et passer à autre chose ». Le nazisme allemand et ses holocaustes ont été une séquence brève et bouleversante de l’Histoire contemporaine. La colonisation française, comment ne pas le rappeler, s’est déployée sur cent-trente deux années de barbarie, ramassée par Jean Sevillia dans un terme insidieux : elle n’a été, souligne-t-il, qu’une « expérience », peut être un « détail » (19) dans l’histoire de la France.
Convient-il de le répéter ? La France n’a pas octroyé leur indépendance aux Algériens sans heurts, ni morts, ni douleurs, comme elle l’a fait dans ses possessions du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne. Le 1er-Novembre est l’accomplissement d’un destin national. Comment les Algériens ne devraient-ils pas y greffer la date-symbole du 18-Mars, scellant définitivement leur victoire sur le colonialisme français ? Et celle du 3-Juillet, une promesse au long cours, une histoire à construire.
L’Algérie est sortie de l’emprise coloniale française au gré de terribles meurtrissures d’une guerre d’extermination. Comme hier, aujourd’hui et demain, l’Algérie et les Algériens ne peuvent oublier qu’ils ont reconquit leur nom et leur dignité dans la souffrance de la guerre anticoloniale : cette page fondatrice, dans le fracas des bombes et de la mitraille françaises, qui a enfanté la liberté au Pays des Martyrs, ne peut s’effacer. Leur hymne national est le seul au monde à sanctifier et à graver dans l’éternité du marbre les déchirures de leur Histoire : « Qassaman » (« Nous jurons… » ).
Notes
- Pour comprendre la démarche et les fixations quasi-pathogènes de Jean Sevillia sur l’Algérie coloniale française, la lecture de la recension par Emmanuel Alcaraz de son ouvrage « Les Vérités cachées de la guerre d’Algérie » (Paris, Fayard, 2018 ; revu et augmenté chez l’éditeur Tempus, à Paris, en 2022) est instructive (Cf. « Les vérités très partiales de Jean Sevillia sur la guerre d’Algérie », « Le Quotidien d’Oran », 22-23 novembre 2018).
- « Le Figaro Magazine », n° 24097/24098, 11 février 2022, pp. 37-46.
- Cf. François Maspero, « L’Honneur de Saint-Arnaud », Paris, Plon, 1993. Voir pp. 235-240.
- Lire sur cet épisode l’ouvrage de Djilali Sari, « Le Désastre démographique de 1867-1868 en Algérie », Alger, SNED, 1982.
- Des historiens algériens ont donné dans leurs ouvrages des chiffres partiels relatifs à des événements circonscrits de la guerre d’Algérie. Question de comptage et de méthodologie ? Leurs chiffres ne sont pas toujours ceux de leurs collègues français. Exemple : lorsque Jean Sevillia estime à 700 morts européens et à une « centaine de musulmans » tués les violences du 5 juillet 1962, à Oran, ces chiffres sont-ils vérifiables ? L’historien Fouad Soufi apporte sur cet événement des estimations mieux étayées : « Le bilan donné par le Dr. Naït directeur de l’hôpital fait état de 101 morts, 76 Algériens et 25 Européens, d’une part, et 145 blessés, 105 Algériens et 40 Européens » (Cf. « Oran, 28 février 1962, 5 juillet 1962. Deux événements pour l’histoire, deux événements pour la mémoire ». Communication au colloque en l’honneur de Charles-Robert Ageron, « La Guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises », Paris, Sorbonne, novembre 2000). Sur cet événement d’Oran, Jean Sevillia passe de 25 morts européens attestés par l’institution hospitalière à 700. Ses « vérités », très partiales, dénaturent les faits.
- Dans ses Mémoires (« Services spéciaux : Algérie 1955-1957 », Paris, Perrin, 2001), le général Aussaresses a reconnu avoir exécuté les ordres venant de très haut, des instances politiques de la IVe République, du gouvernement socialiste et spécialement du ministre de la Justice François Mitterrand, pour liquider Larbi Ben M’hidi. Il a tué de ses propres mains le militant nationaliste algérien dans la nuit du 3 au 4 mars 1957, pendu dans une caserne de la République. Voici le visage sombre de l’armée française « républicaine », en guerre d’Algérie, dans le sillage des SS nazis ou des escadrons de la mort d’Amérique latine. Le tueur Paul Aussaresses (1918-2013) était un grand dignitaire de l’ordre de la Légion d’honneur. Quel pays d’ignominie !
- La formule – fut-elle apocryphe ? – est ainsi libellée : « Donnez-nous vos chars et vos avions et nous vous donnerons nos couffins ».
- Propos injurieux tenus au palais de l’Élysée lors d’une rencontre avec de jeunes Français d’origine algérienne, le 15 octobre 2021, par le président Macron qui a initié le rapport de l’historien Benjamin Stora sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie » (Janvier 2021). Le président Abdelmadjid Tebboune y a réagi sévèrement, ouvrant une longue brouille politique et diplomatique avec la France. La blessure mémorielle ne s’effacera pas.
- Le Français Bernard Le Bouyer de Fontenelle (1657-1757) reprenait assez tôt la transcription espagnole du nom du pays. Au-delà de la toponymie, l’Algérie, sans la France, était déjà au décours des âges une réalité historique et sociologique.
- Ernest Mercier, « Histoire de l’Afrique septentrionale (Berbérie) depuis les temps les plus reculés à la conquête française (1830) », Paris, Leroux, 1891.
- La ville d’Oujda, à l’est du royaume marocain, était algérienne. Elle a été concédée au chérif marocain par l’armée française de conquête de l’Algérie en compensation de son aide dans sa guerre contre l’Émir Abdelkader. À cette période, l’oued de la Moulaya était la frontière naturelle entre les deux pays.
- Voir la synthèse historique algérienne de Gilbert Meynier : « L’Algérie des origines. De la préhistoire à l’avènement de l’Islam » et « L’Algérie cœur du Maghreb classique. De l’ouverture islamo-arabe au repli (698-1518) », Alger, Barzakh, 2007-2011.
- Abdelkader Djeghloul a développé ce concept dans « Éléments d’histoire culturelle », Alger, ENAL, 1984. Il l’emploiera aussi pour caractériser le parcours du romancier Chukri Khodja (« Un romancier de l’identité perturbée et de l’assimilation impossible : Chukri Khodja », « Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée », n° 37, 1984, pp. 87-96).
- Jean Sevillia encense les odieuses « fraternisations » de 1958 et les sinistres mises en scène de dévoilement des femmes indigènes algériennes. Certaines d’entre elles, des bourgeoises des médinas, ne l’avaient porté qu’une seule fois pour l’enlever devant les caméras de la presse internationale. L’écrivain français d’origine algérienne Nordine Saadi (1944-2017) signale cette mascarade dans son roman « Boulevard de l’abime » (Alger, Barzakh, 2017).
- Cité par Charles-Robert Ageron qui expose un tableau critique de « la politique scolaire [coloniale] en Algérie » dans « Les Musulmans algériens et la France, 1871-1919 », Paris, Publications de la Sorbonne, vol. I, 1968.
- Selon l’historienne Yvonne Turin (« Affrontements culturels dans l’Algérie coloniale. Écoles, médecines, religion, 1830-1880 », Alger, ENAL, 1983, p. 414), la question essentielle que posaient les assemblées coloniales était relativement aux Indigènes : « Faut-il véritablement instruire ? » La réponse était négative.
- Il n’y avait pas en Algérie de siècles obscurs. L’arabe – « el ’arabiya » – était le véhicule des créations littéraires et des travaux érudits. Dans sa « Biographie des savants musulmans de l’Algérie, du IVe siècle de l’Hégire à nos jours » (Alger, Fontana, 1907-1909, 2 vol.), Belqacem El Hafnaoui recensait les parcours et les œuvres de quatre cent écrivains, penseurs et hommes de science. Le gouvernement colonial combattra l’arabe classique au profit de la « darija » (algérien). En 1935, le ministre de l’Intérieur Régnier interdira son usage. Au Maroc et en Tunisie, protectorats français, « el ’arabiya » n’a pas été déclassée et restait la langue principale.
- Cette « expérience » reste une lourde facture accrochée au front de l’indignité de la France. Le coût en pertes humaines et matérielles, l’immense retard structurel causé au développement humain et social de l’Algérie, ne sont pas évaluables. Comment « passer à autre chose » ?
- Dans un débat public, en 1987, Jean-Marie Le Pen, leader du Front national (extrême droite) avait qualifié les chambres à gaz de « détail de la Seconde Guerre mondiale ». Il confirmera ce propos en 2015. Il n’est jamais tard pour les Algériens d’apprendre que la colonisation de leur pays et son million et demi de morts dans leurs rangs ne sont qu’une « expérience » de la France. À Alger et à Paris, les élites médiatiques et les bobos dineurs des cantines cinq étoiles se sont tus devant cette fâcheuse assertion, plus outrageante que le « détail » du père Le Pen : elle n’est pas condamnable.
Post-Scriptum
Jean Sevillia et les six millions d’Algériens et de Français d’origine algérienne
Jean Sevillia s’inquiète, non sans émotion, du rôle néfaste en France de « six millions d’Algériens et de Français d’origine algérienne » qui seraient téléguidés par Alger pour constituer une sorte de goulot d’étranglement de la vie sociale et politique française. Il s’indigne : « Alors même que neuf Algériens sur 10 sont nés depuis 1962, le pouvoir algérien continue d demander des excuses à la France pour la colonisation et la guerre d’indépendance. Les jeunes Algériens sont éduqués dans cette idéologie victimaire, qui n’épargne pas les 6 millions d’Algériens ou de Franco-Algériens établis en France. Du point de vue de la paix civile et de la cohésion sociale, il s’agit d’un enjeu crucial, car les jeunes issus de l’immigration qui entendent répéter que notre pays a martyrisé leurs pères ou leurs grands-pères ne risquent pas d’aimer la France ».
Malheureusement pour le chroniqueur du « Figaro magazine », ces Français de troisième ou quatrième génération peuvent être par l’ancienneté de leur histoire plus Français que lui. Sont-ils à contre-courant de l’ordre civique et de la citoyenneté de leur pays ? Est-ce bien la faute du gouvernement algérien qui n’impose pas ses manuels d’histoire à l’Éducation nationale française s’ils sont dans la révolte permanente contre l’État français, ses gouvernants et ses lois d’exclusion qui prolongent au XXIe siècle l’infâme Code de l’Indigénat de la défunte colonie française, isolant dans les cités et dans les quartiers des populations qui n’ont aucun lien avec l’Algérie, qui n’est pas leur pays, dont ils ignorent l’histoire, la langue et la culture ?
Il faut bien observer que pour l’élite médiatique française, un Français d’origine espagnole est un Français à part entière, ainsi Mme Hidalgo, maire de Paris, ou M. Valls, ancien Premier ministre, un Français d’origine algérienne, même si elle est très lointaine, demeure, quels que soient ses mérites, un migrant. Jean Sevillia, qui n’est pas un « Français de souche », échappe-t-il à ce racisme institué ?
Je voudrais m’étonner du silence de l’historien de la colonisation française de Algérie devant la campagne insistante et profuse du chroniqueur du « Point » Kamel Daoud, naturalisé Français par décret du 25 janvier 2020, promouvant la destination France dans le pays qu’il a quitté. Dans un entretien avec « l’Obs » [Paris], il a appelé les Algériens, tous les Algériens sans exception, à devenir ou redevenir Français : « […] la bi-nationalité est une chance pour ce pays et, pour chaque individu qui en assure l’histoire. C’est une voie pour mieux comprendre et mieux expliquer, d’un côté de la frontière comme de l’autre. Binational, c’est le Français du futur là aussi. La seule possibilité peut-être de guérir la France, l’enrichir et aider les siens à sortir de la misère et de la jérémiade identitaire et de la rente du postcolonial » (19 décembre 2019). Se projetant dans la figure du « Français du futur », Daoud se fait le propagandiste de toutes les hargas algériennes, clandestines ou officielles.
Ces derniers jours, l’Algérie, qui a déjà donné 40000 praticiens, toutes spécialités confondues, à la France, apprenait avec stupeur que 1200 médecins qu’elle a formés dans ses Universités venaient d’être admis au concours d’homologation des savoirs en France, garantissant des permis de travail et de résidence – y compris sous le régime du regroupement familial. Le débat algérien sur ce sujet qui passionne les foules fut-il terne à l’image d’un ministre de la santé sans imagination et sans profondeur intellectuelle, qui s’est défaussé sur de « vieux » professeurs de médecine des hôpitaux, hautement compétents et dévoués, au mieux une centaine, qui auraient enlevé le pain de la bouche de jeunes médecins les poussant à l’exil, qui valent mieux que ses lazzis.
Il est vrai que le système de santé en France, pays européen de premier plan, est si bien organisé qu’il a semé de nombreux déserts médicaux sur son territoire. Dans la France de la mondialisation, de ce début du XXIe siècle, que décrit remarquablement le géographe Christophe Guilluy (« Fractures françaises », 2010), dans les campagnes dépeuplées, avant les paysans algériens, les maîtres d’école algériens, les gardes forestiers algériens, les fonctionnaires ruraux algériens, les collecteurs de lait algériens, les médecins algériens de 2022, sélectionnés par la France, seront de nouveaux Français qui ne désavoueront pas l’appel de Kamel Daoud.
Dans « Soumission » (2015), Michel Houellebecq, lecteur honteux de Marc-Édouard Nabe qu’il réécrit à reculons, qui ne dédaigne pas le compagnonnage sulfureux de Renaud Camus, était-il un annonciateur ? Verra-t-on, selon ses tempétueuses vaticinations, une Université française algérianisée, à défaut d’être islamisée et financée en dollars gaziers par les Émirats du Golfe, accueillant des centaines de thèses sur les « printemps islamiques » soutenues à la Sorbonne devant des jurys présidés par des disciples de Tariq Ramadan ? Et des médias (BeIn est déjà sur place) et des entreprises du CAC 40 algérianisés, jusqu’au cœur de la capitale française ? Bientôt, la France de Lavisse, blanche et chrétienne, fille aînée de l’Église, ne sera plus qu’un souvenir ringard que vont abhorrer les « Français du futur » de Kamel Daoud, qui ignore jusqu’au nom de l’historien de la IIIe République, lui qui ne connaît de la Ve République que les cuisines faisandées de M. Macron.
Au moment où Marine Le Pen est morte pour leurs incantations racistes, écartant dans un programme présidentiel halal ses attaques coutumières contre les prières de l’Islam dans les rues de France, Éric Zemmour et Jean Sevillia, curieusement accompagnés par Valérie Pécresse, et derrière eux Renaud Camus et les académiciens Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner, ont-ils déjà perdu leur guerre contre le « grand remplacement » ?
Six millions d’Algériens et de Français d’origine algérienne, un chiffre tout rond et angoissant, qu’aucune statistique de l’État français ne confirme, et sous peu, miracle du « croît démographique islamique », un roman que Houellebecq n’a pas encore pensé, dix millions ! Le cauchemar français de Jean Sévilla est bien engagé. Mais que peut Madame la France contre ses « Français du futur », Kamel Daoud (et son officine de naturalisation française des Algériens) en tête, qu’elle a nourris dans son sein ? Les mutations démographiques de la France actuelles sont imparables, un tiers de sa population, entre autres Sevillia, Zemmour, Finkielkraut, Bruckner, Nabe-Zannini, cités ici, est d’origine étrangère. La Ve République, ultime souffle de la France des Gaulois et des Francs, est appelée à disparaître : c’est une loi de la biologie et de la sociologie.
Dans l’exposé des motifs de sa recherche sur « La fantasmatique du grand remplacement dans le roman français contemporain (Renaud Camus, Éric Zemmour, Michel Houellebecq) » (Université de Montréal, février 2016), le Québécois Simon Danis indique : « La littérature a la particularité de mettre en récit des représentations et des débats précis qui circulent dans l’imaginaire social. Cette étude évalue le travail d’invention spécifique à la littérature produit dans trois romans – ‘‘L’Épuisant désir de ces choses’’ de Renaud Camus, ‘‘Petit frère’’ d’Éric Zemmour et ’‘Soumission’’ de Michel Houellebecq – qui créent, modifient et reconfigurent cette fantasmatique. Ces textes décrivent et anticipent la fin de la Ve République telle qu’elle est aujourd’hui connue, mais de façons différentes. Pour des raisons ethniques, civiques ou métaphysiques, ils laissent entendre que désormais ‘‘la France, c’est les autres!’’ ».
La VIe République à l’horizon, longtemps prêchée par des prophètes médiatiques, sera multiculturelle – ou ne sera pas. Le pays futur de Rokheya Diallo, Houria Bouteldja et des Indigènes de la République, ravivé par tous les « autres », renversant l’inique altérité française, en marche, ne descellera pas seulement des statues de l’ancien monde, il hâtera la « dénationalisation » de l’histoire de la France. C’est du fantasme, du roman ? Pour l’heure, c’est un thème de campagne présidentielle et il n’est pas clivant puisqu’il réunit Zemmour, Pécresse, Le Pen, s’extirpant de ses habits étroits, s’y résoudra. De manière inattendue le président-candidat Macron, leur brûlant la politesse, a apporté son bruyant écot sur l’histoire de la nation algérienne qui n’a jamais existé avant la colonisation française. Tous aux premiers rangs des sondages, concurrents dans une joyeuse chicanerie, qui devraient s’aviser de faire mieux, d’être plus répugnants. Jean Sevillia ne boudera pas son plaisir de trépigner devant cette France unie face à son détestable et inévitable avenir franco-algérien.
Source: Algérie54