Par Abdellali Merdaci
Le roman « Les Folles nuits d’Alger » est-il un mystère entretenu et, contre toute attente, irrésolu dans l’histoire de la littérature algérienne de langue française ? Signé par Mengouchi – un pseudonyme – ce roman que rééditent, au début de l’année 2022, les Éditions Frantz Fanon à Boumerdès, est accompagné d’une longue préface de Maître Bachir Dahak, du barreau de Montpellier (Héraut, France) – on y reviendra. Avant d’interroger les faits, nombreux et indécidables autour de ce roman, arrêtons-nous à la symptomatique 4ème page de couverture, vraisemblablement écrite par l’éditeur.
« Les Folles nuits d’Alger » en 2022 : quels enjeux éditoriaux ?
Lisons : « Écrit sous le règne de Boumediene et racontant de l’intérieur les intrigues sulfureuses de son harem politique, il a immédiatement été saisi par la Sécurité militaire à sa sortie. Plus de quarante ans après sa publication, il n’a eu que quelques dizaines de lecteurs à tel point que nombreux sont celles et ceux qui considèrent qu’il n’a jamais existé. » Ces informations, livrées au lecteur de l’œuvre sont à la fois fausses et racoleuses. Précisons :
1°) « Écrit sous le règne de Boumediene et racontant de l’intérieur les intrigues sulfureuses de son harem politique ». Cette indication suppose que l’auteur de l’œuvre – le dénommé Mengouchi – était suffisamment introduit dans le sérail d’Alger, qu’il détenait une information de première main, indiscutable, sur le régime du colonel-président Boumediene : « raconter de l’intérieur » implique une position d’énonciation explicite du narrateur du récit. Il en est un acteur, écrivant à la 1ère personne du singulier, s’identifiant dans « je » ; ou un simple témoin des faits, auxquels il a assisté ou qui lui auraient été rapportés par une tierce personne, utilisant la 3e personne du singulier.
La théorie du roman en caractérise trois temps bien distincts : le temps de l’écriture ; le temps de l’aventure (condensant les événements décrits) ; le temps de la lecture (qui peut être différé : un fabliau du Moyen Âge ou un roman du XIXe siècle peuvent être lus en 2022, dans une temporalité et dans des dispositions psychiques spécifiques du lecteur). Or, l’auteur du « prière d’insérer » fait coïncider deux paramètres : les temps de l’écriture et de l’aventure du récit. Sur la base de quelles indications vérifiables ? Si les événements sont assignables à la période du règne de Boumediene (1965-1978) et à un moment précis (l’été 1974), comment savoir, en dehors de l’auteur du texte, quand et comment il a été écrit ? L’écriture du roman par Mengouchi serait ainsi, selon l’éditeur Frantz Fanon, strictement contemporaine des faits rapportés.
Le roman « Les Folles nuits d’Alger » a été officiellement enregistré, en 1984, au bénéfice de l’éditeur français Arcantère (1) selon les règles universelles de l’édition lui conférant une identité éditoriale propre : nom de l’auteur, titre de l’ouvrage, éditeur, ISBN et dépôt légal. Si les événements distingués dans le récit datent de l’été 1974, le temps de l’écriture s’est étalé de 1974 à 1984, la veille de la parution de l’ouvrage. Il n’y a pas de correspondance entre les temps de l’aventure et de l’écriture des « Folles nuits d’Alger » : celle-ci est postérieure aux faits.
2°) « Il a immédiatement été saisi par la Sécurité militaire à sa sortie. » La sortie du roman en France s’est faite en 1984, à Paris, lors de la grande rentrée littéraire d’automne, sous les auspices des Éditions Arcantère. Mais ni l’éditeur Frantz Fanon ni le préfacier Dahak n’en prennent acte. Ils considèrent que le roman a été imprimé vers la fin de l’année 1974, peu de temps après les faits qu’il rapporte et « raflé » chez l’imprimeur par la SM (p. 29). Soit. Mais comment la police politique algérienne de l’époque, la Sécurité militaire (ou une autre officine parallèle), peut-elle agir dans un pays étranger et s’emparer chez son imprimeur du tirage d’un ouvrage jugé « dérangeant » pour le régime ? Cela est malheureusement advenu à Alger. Mais à Paris ?
3°) D’improbables spéculations. Si l’on suit les projections des Éditions Frantz Fanon et de leur préfacier, le roman « Les Folles nuits d’Alger » n’a jamais été publié en France et ils en donnent la première diffusion en Algérie, en 2022. Ils effacent allègrement le Français Arcantère et l’éditeur algérois Rahma qui les a précédés, diffusant ce roman en 1988 ( ?). Mais, dans un entretien avec la journaliste Samira Bendris, Bachir Dahak se rétracte : « La première fois que j’ai vu ce livre, c’était fin 1978 à Paris, au cours d’une soirée consacrée à l’Algérie au moment des premières rumeurs sur la mort de Boumediene. Un militant du PSU disait qu’il l’avait récupéré chez un imprimeur de la banlieue parisienne. Je l’ai revu plus tard chez un ami avocat mais sa lecture m’avait parue rébarbative. En 1980, à la suite d’un débat avec Patrick Rotman et Hervé Hamon, à propos de leur livre ‘ ‘Les porteurs de valise. La résistance française à la guerre d’Algérie’’, la question de ce livre est abordée même si personne ne disait l’avoir eu entre les mains. Par ailleurs, un ami se souvient très bien l’avoir vu en vente à Montpellier à la librairie de l’extrême-gauche ‘‘La brèche’’ » (2). Constat : de 1975 à 1996, soit vingt-et-un ans, Dahak a plus « vu », « entendu » que « lu » sur le roman dont il prétend accompagner la lecture.
Dahak revient aussi sur les sources éditoriales du roman, révisant la position affirmée dans sa préface : « Et c’est en 1984 que le livre a refait surface grâce aux éditions ‘ ‘Arcantères’’ [sic] à Paris mais là encore d’autres mystérieux acheteurs contribuent à sa disparition des étals. Il ressort des bois en 1988 grâce aux Éditions Rahma à Alger et pourtant la légende de son inexistence a perduré jusqu’à ces dernières années » (3). C’est un net progrès, mais en dehors des pages du roman, qu’il concède la présence de deux éditeurs des « Folles nuits d’Alger » avant Frantz Fanon. Dahak a rencontré « d’autres mystérieux acheteurs », en 1984. Faut-il y croire ? Il y a un net décalage entre le temps des événements rapportés dans le roman, l’année 1974, et le temps de la diffusion de l’ouvrage et de sa lecture, l’année 1984. Entre 1974 et 1984, soit une période de dix années, il y a eu de notables changements politiques. Depuis le 9 avril 1979, Chadli Bendjedid, candidat adoubé par l’armée, au détriment d’Abdelaziz Bouteflika, ministre des Affaires étrangères, et de Mohamed-Salah Yahiaoui, responsable du parti FLN, préside aux destinées du pays. Pourquoi son gouvernement se serait-il préoccupé de jeter des escouades de la SM dans les librairies de France pour traquer le roman d’un autre temps ?
Enfin, Bachir Dahak admet ce qui rend démoniaques toutes ses spéculations sur une œuvre qu’il n’a ni possédée ni lue : « […] le premier exemplaire que j’ai eu entre les mains m’a été offert en 1996 par un vieux militant de l’émigration, aujourd’hui disparu » (4). Il y a là-dessus d’inextricables contradictions. Le préfacier a entendu parler des « Folles nuits d’Alger » par le biais d’un militant du PSU au mois de mai 1975, puis ce même militant du PSU l’en informe vers la fin de l’année 1978. Il en recueille, en 1980, les échos auprès des écrivains Rotman et Hamon et aurait vu l’ouvrage chez un avocat ami à une date indéterminée. Mais il ne l’a eu entre les mains qu’en 1996. Toute cette agitation autour d’un livre-fantôme n’est pas très crédible.
4°) « Plus de quarante ans après sa publication, il [le roman] n’a eu que quelques dizaines de lecteurs à tel point que nombreux sont celles et ceux qui considèrent qu’il n’a jamais existé. » Ce que l’auteur du « prière d’insérer » ne devrait pas ignorer, c’est qu’un ouvrage est imprimé en France dans une limite de 1500 exemplaires avant l’avènement des presses numériques qui ont réduit cette marge. « Les Folles nuits d’Alger » a été édité une première fois en 1984 et réédité en 1994, ce qui suppose que le tirage princeps en a été épuisé. La seconde édition aurait également été pleinement diffusée puisque Arcantère en donne une troisième, la dernière, en 1998. Si l’on additionne ces trois éditions, Arcantère aurait imprimé au moins 4500 exemplaires du roman, diffusés principalement en France. En outre, le roman n’est pas une nouveauté dans le marché éditorial algérien puisqu’il a été édité, en 2009, par l’éditeur algérois Rahma, largement distribué en Algérie et même repris sur les réseaux du Net (5). On est donc loin des « quelques dizaines de lecteurs », qui devraient s’évaluer probablement en centaines – ou, même, en milliers.
5°) Abordons, enfin, la question de la paternité des « Folles nuits d’Alger » posée par les Éditions Frantz Fanon : « Attribué à Cherif Belkacem tantôt à son épouse suédoise en vertu de leur grande proximité avec le Président, son véritable auteur n’a jamais été révélé et reste un mystère jusqu’à nos jours. » Un mystère ? Comment les Éditions Frantz Fanon portent-elles en 1ère page de couverture le nom de Mengouchi, auteur déclaré du texte qu’elles éditent, pour en discuter dans leur « prière d’insérer » son identité civile ? À de rares exceptions médiévales, je ne connais pas d’éditeur qui ignore l’identité d’un auteur qu’il patronne. « Les Folles nuits d’Alger » ne sont pas « Tristan et Iseult » (XIIe siècle) aux nombreux auteurs présumés.
Mengouchi a bel et bien existé en tant qu’auteur au-delà de sa vraie identité civile. Dans la tradition littéraire mondiale, le pseudonyme identifie l’auteur d’un texte : François-Marie Arouet est Voltaire, Georges Sand, Aurore Dupin, Vercors, le nom d’une région de France, a abrité pendant la Seconde Guerre mondiale le résistant Jean Bruller, auteur d’une des plus grandes œuvres de la littérature française, « Le Silence de la mer » (1942). Julien Gracq n’aurait pas accepté de signer Louis Poirier et Margueritte Duras, Margueritte Donnadieu. Lewis Carroll est la signature littéraire de Charles Lutwidge Dodgson, Georges Orwell, celle d’Eric Arthur Blair et, derrière l’Américain Vernon Sullivan, le Français Boris Vian, etc. Plusieurs écrivains ont pu signer leurs œuvres à la fois de leur vrai nom et de plusieurs pseudonymes. En Algérie, Yasmina Khadra est l’identité littéraire de Mohamed Moulesshoul, qui ne s’en est pas caché. Mais dans le pays, la pratique du pseudonyme est ancienne et avérée (6). Pourquoi une carrière littéraire, quels qu’en soient les écrits et les thèmes, sous le nom de Mengouchi, serait-elle prohibitive ? Comment dénier le droit à un écrivain de maintenir le secret sur son vrai patronyme et en faire – indélicatement – un argument de vente ?
Les rares dictionnaires de la littérature algérienne de langue française intégrant la période de l’indépendance, ceux du Père Jean Déjeux (7), en 1984, et de Achour Cheurfi (8), en 2004, signalent Mengouchi, cosignataire avec le Marocain Ramdane de « L’Homme qui enjamba la mer », chez Henri Veyrier en 1978, donc six années avant la publication des « Folles nuits d’Alger ». Il est compréhensible que l’œuvre ait échappé à Jean Déjeux, publiant son dictionnaire en 1984, la même année que le roman. Quand à Cheurfi, à l’époque journaliste de la rubrique culturelle d’« El Moudjahid », qui a repris le travail de Déjeux stricto-sensu, parfois le copiant mot à mot, il ignorait simplement l’œuvre pour en faire état dans son dictionnaire publié en 2004 ! Vrai ! En 1984, il n’y pas eu de tintamarre assourdissant accompagnant la sortie de l’œuvre, ignorée par Achour Cheurfi et la rédaction de l’historique quotidien national.
Comme l’indique l’éditeur Veyrier, Mengouchi est au moment de la publication de son roman un Algérien, âgé de près de 25 ans, né en 1953 et grandi au Maroc, depuis longtemps installé en France. C’est dans ce pays qu’il écrit « Les Folles nuits d’Alger ». Il n’est pas exclu qu’il ait séjourné temporairement à Alger pour la préparation de son roman, qu’il ait fréquenté les milieux artistiques et culturels de la rue Larbi Ben M’hidi, notamment la brasserie « Le Novelty », qui était à Alger l’équivalent du « Flore » et des « Deux Magots », à Paris. Il aurait alors recueilli auprès de convives, écrivains, cinéastes, peintres, musiciens, journalistes et professeurs, les scènes typiquement algériennes qui traversent le roman, qui ne sont accessibles qu’à un Algérien résidant qui a des relais dans les cercles de l’intelligentsia de la capitale, qui aurait bourlingué dans l’arrière-pays et fréquenté assidument les bordels et les claques de brousse. Évidemment, aucun romancier algérien de cette période ne répond de ce portrait typique, que n’aurait pas désavoué le Jeune Kateb Yacine des années 1940-1950. Mais Mengouchi pouvait aussi être en transit entre la France où il fera sa vie et l’Algérie, inspiratrice, qui n’était pas dans le besoin de se montrer au « Novelty » ou de s’encanailler dans les bordels et tripots de l’arrière-pays.
Un – très – mauvais avatar des « Mille et une nuits »
Il n’y a pas de confusion sur le contexte énonciatif du roman « Les Folles nuits d’Alger », et autant la scène du roman que le processus de sa production devraient être lisibles. Le récit reprend la structure narrative des « Mille et une nuits » (XIIIe-XVIe siècles), mettant en perspective deux narrateurs : celui qui a conçu le récit, qui intervient dès son incipit, le double de l’auteur, et Chehrazade (la transcription admise est « Chéhérazade »), la « Ché ». Contrairement aux « Mille et une nuits », ces deux narrateurs ont la particularité de s’exprimer exclusivement sous un régime narratif auctoriel hétérodiégétique. Le premier narrateur, délégué textuel de l’auteur, pose Chehrazade comme personnage de son récit : « Mais ni les sollicitations des uns, ni les extravagances des autres. Ni les contes savoureux de Chehrazade et sa beauté inaltérable… » (p. 45).
Actrice du récit, la « Ché » des « Folles nuits » n’est pas la Chéhérazade des « Mille et une nuits ». Elle n’est pas l’épouse de Charyar, et ne se confronte qu’à Haroun-Boumediene, calife d’un autre âge, d’une autre histoire : « Les journaux disent qu’il a une grande stature internationale (…), mais il n’est pas plus grand que trois suppliciés » (p. 63). La Chehrazade des « Folles nuits » n’adopte pas le point de vue de narratrice actorielle et ne conçoit pas comme la Chéhérazade des « Mille et une nuits » une narration homodiégétique, dans laquelle elle se raconte tout en rapportant à son époux, le roi Charyar d’autres contes où interviennent plusieurs narrateurs, comme, par exemple, dans l’histoire du calife Haroun Rachid, Baba Abdalla et Cogia Hassan El Habal. La Chehrazade des « Folles nuits d’Alger » n’est tenue par aucune urgence de vie et de mort : elle ne s’assume pas comme personnage et narratrice du récit ; elle ne rapporte que des événements où elle n’a aucun rôle (Ex. les récits sur Djilali Djellaba, Don Quichotte et Karl Marx).
L’auteur des « Folles nuits » exploite en partie les personnages des « Mille et une nuits » : Haroun Rachid, son Grand Vizir Giaffar-Djaffar, d’une part, mais Suleyman et le Grand Eunuque, de l’autre, difficilement identifiables dans la cour du cinquième calife abbasside de Bagdad (786-809 AJC) dont le gouvernement reposait entièrement sur le Barcemide Giaffar et ses frères, Fadhl, Moussa et Mohamed. Mais des « Mille et une nuits » aux « Folles nuits d’Alger », la mimesis se dilue et le processus d’intertextualité n’est pas perceptible et fonctionne à minima. L’auteur ne convoque Bagdad à Alger que pour stipuler un régime politique autoritaire et anti-démocratique et dénoncer une Algérie où les verrous n’enfermaient pas le seul sexe, mais également une parole politique, potentiellement dommageable.
Le roman, nous indique son préfacier Bachir Dahak, un « fin connaisseur des ‘‘années Boum’’ », serait une représentation fictionnelle des luttes de palais et de leurs imperceptibles combinaisons sous le règne du colonel Houari Boumediene et du Conseil de la Révolution, organe légiférant du coup d’État du 19 juin 1965. Pour introduire le lecteur au texte de Mengouchi, Dahak procède à un large rappel des péripéties du régime pendant l’année-cible 1974. Cette année cristallise les heurts entre les défenseurs d’une ligne socialiste orthodoxe attachés à la recomposition de la société à travers notamment les révolutions agraire, industrielle et culturelle, soutiens ou suppôts du colonel Boumediene, et ses opposants, déclarés ou dans l’ombre, optant pour une nette libéralisation économique, un « infitah » à la sauce algérienne, qui triomphera sous la présidence de Chadli Bendjedid (1979-1991).
Un lancement tapageur
Mais est-ce bien la chronique de l’Algérie de Boumediene que raconte le roman de Mengouchi ? À l’évidence, l’auteur des « Folles nuits d’Alger » manque de métier pour une telle ambition. Sur exactement 169 pages que comporte le récit, cinquante-deux sont réservées au bavardage de « Ché », sans aucun rapport avec ce qu’annonce le titre du roman : où sont donc les « folles nuits » promises ? Nulle part, le lecteur n’est plongé dans les marécages du régime : ce roman, au titre trompeur, est un attrape-nigaud à 600 dinars, le prix de trois chawarmas à El Flaye, d’une livre de merguez d’abats de bouc à Slim et d’une demi-tranche de mérou à Alger-Plage.
Boumediene avait immanquablement ses détracteurs autant dans le groupe historique d’Oujda (9), dans le Conseil de la Révolution et dans le gouvernement. Qui sont-ils et jusqu’à quel degré de réalisme transparaissent-ils dans le roman « Les Folles nuits d’Alger » ? L’éditeur Frantz Fanon peut évoquer le retentissement de la rumeur algéroise relativement à un ouvrage introuvable sur la crise politique algérienne de l’été 1974, et pendant cette crise, au point de constituer lui-même une fiction. « Les Folles nuits d’Alger » ne sont pas cet ouvrage : est-il un roman historique ou un roman à thèse ? Ou un roman à clés ? Voire.
Le lancement tapageur de ce livre, entre autres sur le site Algérie Cultures de la société Métis, propriétaire des Éditions Frantz Fanon, laisse croire à un dévoilement des mœurs nocturnes – principalement sexuelles – du régime du colonel Boumediene. Il est vrai qu’on y parle d’un palais (de Haroun-Boumediene) qui n’arrête pas de décoller de terre, symbole d’un pouvoir tanguant, et d’un harem où les courtisanes portent des ceintures de chasteté, scellées par Suleyman et journellement contrôlées par le Grand Eunuque. Chehrazade en garde les traces indélébiles sur ses parties intimes caressées par le Grand Eunuque. De là à suggérer que Boumediene, sa cour et son arrière-cour ne pensaient qu’à « ça », le raccourci est trop rigide pour ne pas casser en cours de chemin, dans une narration éclatée où le stupre est irrémédiablement gommé. En guise de découvertes, de romain vrai de Boumediene et du Conseil de la Révolution, le lecteur n’en a pas pour son argent – ni pour sa patience. Le roman « Les Folles nuits d’Alger », qui n’abonde pas en détails cocasses des galipettes du régime, n’est pas un roman pornographique – malgré quelques séquences d’érotomanie pas piquées des hannetons. Qu’en reste-t-il ? Une courtisane, à la fesse légère, la « Ché », qui déblatère sur bandes magnétiques, pour consigner les échos d’un monde surfait et putréfié. S’il fallait la résumer, l’intrigue est d’une faiblesse, qui confine à l’amateurisme.
Déplorons, dans ce bref survol, la vacuité et l’incohérence de la composition du texte « Les Folles nuits d’Alger » et son imitation improductive des « Mille et une nuits ». Mengouchi imagine une Chehrazade en couple avec Haroun-Boumediene, président du Conseil de la Révolution et président de la République algérienne démocratique et populaire, contre la logique du champ des personnages dans « Les Mille et une nuits » : misère d’une adaptation littéraire rebutée et rebutante. Une bande magnétique de la « Ché », n° 5 (pp. 181-190), développe, certes, avec une signalée érudition le séjour de Karl Marx en Algérie. Et le reste des récits (ou micro-récits enchâssés) coule de la même encre, avec beaucoup de chiqué (ce qui ne fait pas la littérature), où l’on chante d’une voix rêche une ode à Aicha Cow boy et à ses sœurs, « putes » dans leur bordel de la Kasba : « Tchika Tchika ya Malika » (pp. 122 et 175) et j’en passe, pour ne pas effaroucher les vertueux lecteurs d’Algérie 54.
Un pavé dans la mare :
Rachid Mimouni a-t-il volé Mengouchi – ou inversement ?
Insistons sur ces « folles nuits » qui n’en sont pas. Du remplissage surtout, où l’on matérialise, particulièrement sur la bande 1 de « Ché » (pp. 71-81) consacrée à Djilali Djellaba, un plagiat du « Fleuve détourné » (Paris, Laffont, 1982) de Rachid Mimouni. En voilà le pitch. Longtemps absent de la vie sociale du pays indépendant, Djilali Djellaba, emmuré dans sa grotte de montagne des Aurès, loin des rumeurs de la civilisation, gardait quelques vieux mortiers de ses compagnons d’armes partis en embuscade, qui ne reviendront pas. Lorsque quinze années après, il retourne chez lui, il ne reconnaît pas le pays d’hier, ne retrouve ni sa femme ni ses enfants. Il est houspillé par les enfants de son quartier contre lesquels il tire quelques semonces. Un policier, tout propret, surgi dans le décor, le crucifie avec son arme de service, tout près de la stèle commémorative où est gravé son destin de martyr de la Révolution. Ce Djilali Djellaba est comme un « frère » du personnage-narrateur du « Fleuve détourné », tous deux trompés par la Révolution.
Mais n’est-ce pas plutôt Rachid Mimouni qui aurait plagié Mengouchi et ses « Folles nuits d’Alger » que son préfacier Bachir Dahak date de quelques mois avant mai 1975, lorsqu’il en a entendu parler pour la première fois : « Fin mai 1975, Jean-Marie Gaubert, militant politique français du PSU, très impliqué dans la protection des premiers représentants palestiniens à Paris, m’indique qu’un imprimeur du parti, à Suresnes, venait, quelques mois auparavant de se faire ‘‘acheter’’ par d’étranges clients quelques milliers d’exemplaires d’un livre-brûlot sur l’Algérie. Fort heureusement, l’imprimeur avait réussi à sauver une trentaine d’exemplaires à partir desquels l’énigme des ‘‘Folles nuits d’Alger’’ n’allait plus arrêter de prospérer et d’alimenter un contenu fantasmé ou déformé du livre (…) Avant de découvrir que ce livre ne contenait aucune information sulfureuse et ne mentionnait aucun nom ni aucun lieu précis, les supputations se multiplièrent au fur et à mesure de ce que certains diplomates laissaient filtrer » (p. 29). Mais cette datation est-elle sérieuse ? On a vu, plus haut, le préfacier Dahak badiner avec les dates : de 1975 à 1978, puis 1980, 1984, pour l’édition Arcantère, et 1988, pour celle de Rahma. Lui-même n’a reçu le roman qu’en 1996.
Si l’on s’en tient à ce qui a été écrit dans la préface de l’édition Frantz Fanon, le texte imprimé des « Folles nuits d’Alger » aurait été attesté avant mai 1975 alors que le roman de Mimouni a été publié au mois d’août 1982, soit plus de sept années après. Cette donnée, si elle était vérifiable, ferait de Rachid Mimouni un plagiaire. Car, il n’y a pas uniquement d’un roman à l’autre, de Mimouni à Mengouchi, la présence d’un ancien moudjahid, prodigieux « revenant » d’une guerre terminée, relevons entre bien d’autres le thème de la castration dans les deux textes :
– Rachid Mimouni : « L’Administrateur prétend que nos spermatozoïdes sont subversifs. C’est la raison pour laquelle elle a entrepris une vaste opération d’émasculation dont elle nous a expliqué en détail les différentes phases. Je me suis ainsi rendu compte que l’ablation de nos glandes génitales ne constituait pas une mince affaire » (« Le Fleuve détourné », p. 16).
– Mengouchi : « […] Haroun décréta la castration de tous les sujets mâles de l’Empire (…) Ainsi le rite si traditionnel de la circoncision avait-il été remplacé avec diligence et brutalement par celui de la castration, perpétuant le même cérémonial suivi de réjouissances (…) ‘‘Pour donner à manger au peuple, il ne faut pas hésiter à lui couper les couilles !’’ » (« Les Folles nuits d’Alger », pp. 47-48).
Si Mimouni évoque les « différentes phases » de l’opération d’émasculation, Mengouchi en propose le tableau clinique et les instruments (p. 69). Simple hasard ? Le titre même du roman « Le Fleuve détourné » a été « emprunté » par Rachid Mimouni aux « Folles nuits d’Alger » : « Cette révolution qui fut détournée de son lit, comme l’oued El Harrach » (p. 140). La « révolution » comme métaphore du « fleuve » détourné de son lit ?
Cette parenté des thèmes est troublante. Si Bachir Dahak peut prouver la réalité d’un texte imprimé des « Folles nuits d’Alger », en 1975, dont « une trentaine d’exemplaires » auraient été sauvés, si ce texte a été imprimé dans les formes légales (ISBN, dépôt légal), ce serait un scandale littéraire et il serait démontré que Rachid Mimouni a pris beaucoup d’éléments caractéristiques des « Folles nuits d’Alger » pour écrire son « Fleuve détourné ». Je relève, cependant, que Bachir Dahak ne cite pas dans sa préface les Éditions Arcantère, officiellement le seul éditeur français de l’ouvrage de Mengouchi, en 1984.
Tranchons : il n’existe formellement aucune mention de l’enregistrement officiel et du dépôt légal – obligatoires pour toute impression en France et dans le monde – du roman « Les Folles nuits d’Alger » de Mengouchi avant 1984 (10). L’antériorité du « Fleuve détourné », sorti vers la fin de l’été 1982, est donc attestée. Qui donc a plagié ? Pourquoi le juriste Bachir Dahak, pionnier du militantisme associatif, pivot des sociétés civiles en France et en Algérie, docteur en droit, avocat et interprète auprès des tribunaux de Montpellier, s’érigerait-il en triste faussaire de l’histoire littéraire algérienne ? Maintiendrait-il contre d’éventuels contradicteurs l’existence des « Folles nuits d’Alger » au mois de mai 1975 – ou quelques mois auparavant ? Et, aussi, en 1978 et en 1980. Et, si derrière Mengouchi et « Les Folles nuits d’Alger » se dressait un grand écrivain algérien, comme le pressent Dahak, aurait-il volé Rachid Mimouni ? Et Mimouni ne serait-il pas accusé de la même infamie si les dates de publication des deux romans – « Les Folles nuits d’Alger » et « Le Fleuve détourné » – étaient parfaitement alignées ? Il y a effectivement un plagiat entre les deux textes. Dahak, qui n’est ni critique ni historien de la littérature, a-t-il conscience de la polémique qu’il sème ?
De la littérature et du roman comme jeu de pistes
Redisons-le face à une surenchère éhontée de l’éditeur Frantz Fanon et de son préfacier Dahak pour appâter le gogo : il n’y a pas de sexe noctambule dans « Les Folles nuits d’Alger », qui n’est pas la chronique du régime de l’époque Boumediene, en cette année 1974, où l’on peinerait à lire la mise à nu des sourdes batailles de leadership dans le voisinage du colonel-président. Ne sortons pas de l’histoire littéraire comme nous y invite Bachir Dahak dans la conclusion de sa préface : « Mais alors qui peut être l’auteur de ce livre ‘‘Les Folles nuits d’Alger’’, camouflé sous le pseudonyme de Mengouchi. Pour qui a-t-il écrit ce livre ? » (p. 32). Si la première question relative à la personnalité ombreuse de Mengouchi est bien formulée, la seconde l’est moins. Répondons-y d’emblée : tout auteur, y compris le préfacier Bachir Dahak, écrit pour des lecteurs, lecteurs d’aujourd’hui ou de demain. Sans doute la question subsidiaire aurait pu être libellée ainsi : Pour le compte de qui Mengouchi a-t-il écrit ce roman ?
Quel est donc cet apparatchik du sérail qui aurait commandé ce roman à un Mengouchi désœuvré dont l’Algérie, c’est vérifiable, n’était pas le trip ? Cette question – nécessaire – entre, selon Dahak, en résonnance avec les chaudes rumeurs de l’année 1974. Mise en cause, au demeurant justifiée. Mme Belkacem, une Suédoise, ne se répandait-elle pas dans les gargotes dorées et dans les lieux de réjouissance de la capitale pour menacer devant les potentats du régime de Boumediene et leurs rejetons endimanchés, d’écrire un livre sur les scandales d’Alger ?
Et le préfacier de s’inquiéter. Il serait naturellement étonnant qu’une Scandinave, épouse de cacique de la Révolution et des « services », longtemps ministre de premier rang, qui n’a connu d’Alger ni ses alcôves ni ses chiottes, qui n’aurait pas le génie de créer une Aïcha Cow boy et les paroles délurées des bordels de l’Algérie profonde, soit à la mesure de cette œuvre kaléidoscopique au style mutant. Bachir Dahak se prête dans sa préface à une hypothèse qui ne manque pas d’audace sur la possible paternité des « Folles nuits d’Alger » : « Ce n’est pas n’importe quel écrivain algérien qui connaissait tous les détails du séjour à Alger de Karl Marx de février à mai 1982, une année avant sa mort, qui savait que le 18 avril 1882, le même Karl Marx évoqua ses péripéties algéroises à Friedrich Engels » (pp. 25-26) ». Si l’on écarte Kateb Yacine, cryptocommuniste, qui n’a jamais été encarté ni au PCA ni au PAGS, le seul romancier communiste talentueux serait Rachid Boudjedra. Qui peut présentement douter de la culture marxiste de Rachid Boudjedra, « écrivain communiste éruptif » (p. 26) ? Dans son entretien avec Samira Bendris, Dahak ajoute un élément discriminant : le véritable auteur des « Folles nuits d’Alger » n’est pas seulement un « écrivain communiste éruptif », « les nombreuses occurrences cinématographiques dans le livre soulignent encore le profil intellectuel de l’auteur » (11). Convient-il de rappeler qu’à cette période le seul romancier algérien éminemment cinéphile est Rachid Boudjedra signant les scénarios de « Chronique des années de braise » (Lakhdar Hamina, 1975, Palme d’or du Festival de Cannes ; co-écrit avec Tewfiq Farès), « Le doigt dans l’engrenage » (Ahmed Rachedi, 1975) et « Ali au pays des mirages » (Ahmed Rachedi, 1978). Il a, en outre, publié la première synthèse sur les débuts du cinéma algérien (« Naissance du cinéma algérien », Paris, Maspero, 1971).
Dans les faits, qu’est-ce qui pouvait rapprocher Mengouchi de Boudjedra ? En 1978, Mengouchi cosigne avec le Marocain Ramdane « L’Homme qui enjamba la mer », un roman sur l’émigration maghrébine en France, prolongeant ce thème, révélé pour la première fois dans « Topographie pour une agression caractérisée » de Rachid Boudjedra, paru en 1975 (12). Mengouchi est un Algérien né et résidant au Maroc alors que Boudjedra s’y est installé conjoncturellement à une étape de sa vie, au début des années 1970. Il est improbable que les deux écrivains se soient rencontrés et il n’est pas sûr que Boudjedra ait lu le premier roman de Mengouchi.
Mais pourquoi se prêter à ces calculs ? Mengouchi n’est le pseudonyme d’aucun romancier communiste – ou proche des communistes – de la période : ni Kateb Yacine ni Rachid Boudjedra. Toutefois, pour un lecteur professionnel, plusieurs pages des « Folles nuits d’Alger » portent l’empreinte stylistique de Boudjedra, d’autres, rares, de Kateb Yacine – et, au-delà des thèmes communs au « Fleuve détourné » et aux « Folles nuits d’Alger », de Rachid Mimouni. S’il faut donner du mérite à Mengouchi, c’est d’être passé d’une rédaction quasi-scolaire et sans inventivité de « L’Homme qui enjamba la mer » à une écriture flamboyante. Lui reconnaîtrait-on la qualité de pasticheur doué, reproduisant jusque dans le tumulte du lexique les constructions boudjedriennes ? À moins qu’un ténor de la littérature du début des années 1970 ait tenu la plume pour lui. Si Bachir Dahak a entrevu Boudjedra, son indéniable savoir marxiste, la particularité de sa langue et de sa culture cinématographique, pour habiller de chair le pseudonyme Mengouchi, serait-ce la panacée ?
L’ombre portée de Boudjedra pèse-t-elle sur le roman et sa proximité, plus postulée que réelle, plus culturelle que politique avec « Si Djamel »-Belkacem, tous deux conservant des racines dans la région d’Aïn Beïda, compte-t-elle ? Y a-t-il un « écrivain communiste éruptif » et cinéphile qui lèverait le mystère insondable d’un roman-patchwork, qui serait une commande au plus fort des luttes de pouvoir dans l’arène boumedieniste par un cacique du sérail d’Alger ? Mais une sorte de mythologie d’un roman algérien de crise du régime boumedieniste est bien établie. Bachir Dahak et les Éditions Frantz Fanon y auront grandement contribué.
Un introuvable Mengouchi :
Quel droit de la propriété intellectuelle en Algérie ?
Ce jeu de pistes qui pousserait le lecteur à identifier l’auteur du texte et les vrais acteurs historiques du roman n’est qu’un appel à acheter l’ouvrage, de la vulgaire réclame. Le second roman de Mengouchi « Les Folles nuits d’Alger », on peut l’affirmer, a été publié et diffusé en 1984 sur la base d’un contrat d’édition avec Les Éditions Arcantère, à Paris, qui en a autorisé des rééditions jusqu’en 1998. Depuis Mengouchi, disparu corps et bien du monde de l’édition, est vraisemblablement mort pour la littérature.
Si l’on suppose, en 2022, que Mengouchi est décédé sans héritier, son livre-météore dans le ciel d’Alger, est-il pour autant libre de droit selon les dispositions du droit d’auteur du pays qui l’a publié ? En France, un ouvrage accédait au domaine public cinquante (50) ans après la disparition confirmée de son auteur. À titre d’exemple, l’œuvre de Marcel Proust (1871-1922) est entrée dans le domaine public en 1987, cinquante-cinq ans après sa disparition. Mais depuis, cette disposition du droit français de la propriété intellectuelle a été adaptée à la législation européenne qui fixe une limite de soixante-dix (70) ans pour entériner l’entrée dans le domaine public des œuvres d’un auteur décédé. Dans tous les cas de figure, l’œuvre de Mengouchi – mort ou vif – est protégée pendant soixante dix ans par la loi française sur la propriété intellectuelle et reste pendant cette période incessible à des tiers, même s’il n’a pas d’héritiers directs.
J’ai lu dans un débat empoisonné sur le Net que le préfacier Bachir Dahak est un « voleur », qui a exploité à son profit le roman « Les Folles nuits d’Alger ». Et ce serait aussi le cas de l’éditeur Rahma (Alger) et des Éditions Frantz Fanon (Boumerdès) s’ils n’en ont pas simplement racheté les droits à son premier éditeur Arcantère ou à son auteur, tous deux copropriétaires des droits d’exploitation de l’œuvre ? Il est vrai que l’éditeur Arcantère, au catalogue impressionnant (13), a été liquidé juridiquement et administrativement au mois de juin 1997, comme l’établissent des recherches en ligne.
Si Arcantère n’active plus, si Mengouchi est mort, ce serait une situation complexe à laquelle répond le droit français de la propriété intellectuelle, qui reconnaît dans ce cas la propriété exclusive aux héritiers directs de l’auteur et dans un temps limité. Qui a vendu les droits des « Folles nuits d’Alger » à Rahma et à l’éditeur Frantz Fanon ? Si l’auteur, en l’espèce Mengouchi, n’a pas d’héritiers légaux, cela devrait-il permettre, en dehors de toute morale professionnelle, la rapine éditoriale ?
Il y a un constat de bon sens inévitable : si Les Éditions Frantz Fanon avaient signé un contrat en bonne et due forme avec l’auteur des « Folles nuits d’Alger », son (ou ses) héritier(s), elles en connaîtraient, tout comme les Français Veyrier et Arcantère, qui l’ont précédemment édité, l’identité civile. Dans un contrat d’édition, document juridique, il est mentionné l’éventuel pseudonyme d’un auteur qui le signe toujours en son nom propre – ou à défaut, s’il est décédé, par un ayant droit. Pourquoi, en la circonstance, ce cirque infâmant et peu honorable sur l’identité civile de l’auteur des « Folles nuits d’Alger » si elle est connue par son éditeur Frantz Fanon et son préfacier ? L’éditeur de Boumerdès ne se déclare-t-il pas dans les mentions signalétiques de l’ouvrage propriétaire de ses droits ?
Les éditeurs algériens de Mengouchi ne s’exposent-ils pas, s’il y a eu vol d’œuvre, à la loi algérienne, à la saisine de l’Office national des droits d’auteur (ONDA) qui doit avoir des liens contractuels universels, notamment avec son homologue français, pour combattre le pillage culturel et la contrefaçon ?
Littérature, histoire et politique : un entracte politique algéro-marocain ?
Voici ce que le préfacier et l’éditeur du roman « Les Folles nuits d’Alger » effacent. Au moment où Arcantère publiait « Les Folles nuits d’Alger », en 1984, le Groupe d’Oujda n’avait plus aucun poids dans la politique algérienne et le Conseil de la Révolution n’était plus qu’un souvenir brumeux. Boumediene était mort, le 27 décembre 1978, à l’âge de 46 ans, dans des conditions jamais éclairées, Chérif Belkacem (1930-2009), pensionné par l’État, s’était mis en congé définitif de la politique algérienne. Abdelaziz Bouteflika (1937-2021), le seul survivant politique du Groupe d’Oujda, était appelé à une longue traversée du désert au bout de laquelle il prendra sa revanche, régnant sans partage sur le pays pendant vingt ans (1999-2019), en souverain de la RADP, triomphant de toutes les adversités politiques. Le hirak, mouvement populaire apolitique en marche le 22 février 2019, lui a interdit un cinquième mandat et a obtenu son départ conspué le 2 avril 2019. Six vendredis de marche auront raison d’« une histoire, pleine de fureur et de bruit… » (14).
En 1984, dix ans après les faits présumés, un ouvrage sur la crise du régime boumedieniste de l’été 1974 n’avait plus de sens, sauf, peut-être, pour les historiens. Et, il est certain que Mengouchi n’avait pas la plume d’un Balzac écrivant dans « La Comédie humaine » le roman de la Restauration (1815-1830). La rumeur de 1974 tombait drue sur Alger dans un contexte de vives escarmouches, alors que se poursuivaient après les assauts militaires entre l’Algérie et le Maroc, suscités par la « Marche verte » du royaume de l’Ouest et son invasion du Sahara occidental, en 1973, les échos d’une guerre marocaine pernicieuse contre le régime d’Alger (et, désormais, contre l’Algérie et le peuple algérien), une infinie guerre de l’intox. Mengouchi, co-auteur de « L’Homme qui enjamba la mer », présenté par Veyrier, comme un Algérien du Maroc, plus Marocain qu’Algérien par ses attaches à Paris, obscur écrivain des années 1970-1980, a-t-il fait de sa propre volonté (ou de celle, vipérine, du Makhzen), dix ans après les faits, d’une rumeur sans fondements un livre, un roman vide mais accrocheur comme une pochette-surprise ? Elle court toujours cette rumeur, quarante-huit ans après, désormais en bonne place sur les étals des librairies d’Algérie. Comment ne pas croire aux pouvoirs de la littérature ?
Notes
Notes
- Arcantère, premier éditeur du roman de Mengouchi, a disparu du champ éditorial français. Cette petite maison d’édition a publié beaucoup d’auteurs algériens, franco-algériens ou français écrivant sur l’Algérie. Ce choix éditorial restreignait-il son périmètre d’action, la définition de ses auteurs, de ses thèmes et de son lectorat ? Citons parmi ses auteurs de premier plan Mohammed Harbi et Roger Galissot, éminents spécialistes de l’histoire de l’Algérie contemporaine.
- Samira Bendris, « Bachir Dahak : ‘‘C’est l’aspect interdit qui m’a toujours attiré dans « Les Folles nuits d’Alger »’’ », Algérie Cultures, 13 février 2022.
- Id.
- Id.
- Ahmed Hanifi a publié en deux parties dans son blog littéraire « Les Folles nuits d’Alger », reprenant le texte de l’éditeur Rahma. Plusieurs sites sur le Net en proposent le téléchargement.
- Je renvoie sur cet aspect à mon ouvrage « Auteurs algériens de langue française de la période coloniale. Dictionnaire biographique », Paris-Alger, L’Harmattan-Chiheb Éditions, 2010.
- Jean Déjeux, « Dictionnaire des auteurs maghrébins de langue française », Paris, Karthala, 1984.
- Achour Cheurfi, « Écrivains algériens », Alger, Casbah, 2004.
- Sur le Groupe d’Oujda, voir la thèse de Bénédicte Roy, « Histoire du ‘‘Groupe d’Oujda’’ entre mythe et réalité », soutenue en 2009 à l’Université Paris 8, sous la direction du professeur Benjamin Stora ; l’essai de Fawzi Rouzeik, « Le Groupe d’Oujda revisité par Cherif Belkacem », Paris, L’Harmattan, 2015.
- J’ai découvert un roman portant le même titre que celui de Mengouchi, publié, en 1956, sous la signature d’Elguendouze, aux Éditions du Croissant d’or à Tanger, au Maroc. Curieuse homonymie des titres.
- S. Bendris, entretien avec B. Dahak, art. cité.
- Dans le roman, précisément. En 1974, le Franco-marocain Tahar Ben Jelloun avait publié un essai sur l’émigration maghrébine « La Plus haute des solitudes » (Paris, Seuil).
- La Librairie Mollat, à Bordeaux, publie sur son site le catalogue intégral de l’éditeur Arcantère dont les titres ne sont plus disponibles.
- Shakespeare, « Hamlet », 1603 : « La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre histrion qui se pavane et s’échauffe une heure sur la scène et puis qu’on entend plus, une histoire contée par un idiot, pleine de fureur et de bruit et qui ne veut rien dire. »
Post-scriptum : Imparable pseudonymie ?
En tout état de cause, il n’y a pas de secret littéraire qui ne soit, tôt ou tard, éventé. Le préfacier Bachir Dahak et l’éditeur Frantz Fanon le savent : il n’est pas difficile de percevoir qui est derrière « Les Folles nuits d’Alger ». Si les Éditions Henri Veyrier et les Éditions Arcantère, établissements de droit français, n’activent plus, leurs archives restent acquises à leurs héritiers ou à défaut à l’État français et sont protégées et disponibles pour la recherche sans délai. En ce qui concerne Arcantère, son dernier directeur avant sa liquidation juridique et administrative, au mois de juin 1997, le Franco-Tunisien Raouf Raïssi peut également lever le secret sur l’identité de Mengouchi.
Toutefois, l’histoire littéraire fait peu de cas de l’usage de pseudonymes dans les œuvres et dans les carrières littéraires s’ils n’impactent pas le vécu des écrivains et leurs textes. Il a été, à titre d’exemple, difficile de séparer l’écrivain Stendhal (1783-1842) de l’attaché consulaire Beyle, de sa « Vie d’Henri Brulard » (1890) et de ses « Souvenirs d’égotisme » (1892). L’auteur du « Rouge et du Noir » (1830) éprouvait la conflictualité de deux noms, de deux statuts. A contrario, à l’épreuve du temps, Assia Djebar n’était plus Fatima-Zohra Imalayene, née en 1936 dans le piémont cherchellois : en devenant écrivaine, elle a concrètement changé de peau, utilisant dans ses emplois publics, enseignante dans les Universités d’Alger, de Baton Rouge et de New York, son seul pseudonyme. Dans son quartier parisien de Montmartre, dans le cercle de ses amis, le peintre Gen Pol, le comédien Robert Le Vigan, l’écrivain Marcel Aymé, Louis-Ferdinand Céline était radicalement convaincu de n’être que le docteur Destouches.
Si sur cette question de l’identité civile de l’écrivain, Mengouchi ne bouge pas – ou n’a pas bougé pendant sa courte vie littéraire – pourquoi Bachir Dahak ou les Éditions Frantz Fanon le feraient-ils pour lui ?