L’histoire de la Guinée indépendante divise plus qu’elle ne fait l’unanimité. Elle fait l’objet de toutes les interprétations et oppositions. N’est-ce pas pour cela que sa transmission est occultée dans le cadre de l’enseignement formel? On ne l’enseigne pas, on l’occulte à dessein ; ce qui est une sorte de politiques anti-mémorielles ou d’imposition de l’oubli.
De 1958 à nos jours, les crimes, les violations des droits humains, les frustrations et douleurs sont connus des Guinéens sans exclusion. Le premier régime a eu son univers concentrationnaire et ses victimes nombreuses. Le second aussi avait fait ses siennes. En 2009, la junte militaire a aussi fait ses victimes. Le régime Condé déchu le 5 septembre a fait des victimes nombreuses et a même aggravé les questions liées à l’ethnisme. Ces spirales de violences d’Etat, récurrentes, impunies, ont enfanté une crise de confiance verticale : celle-là entre l’Etat et ses citoyens.
Si , aujourd’hui , assez appellent de leurs vœux à la réconciliation nationale , c’est qu’ils sont convaincus de la gravité des blessures causées par les agissements autocratiques des régimes successifs et aussi la multiplication des variantes historiques conflictuelles .La réconciliation , à la quelle appelle cette minorité avertie – par opposition à une certaine majorité émotive appelant à la réconciliation politique entre partis et acteurs opposés par l’idéologie et les sens de l’Etat- est celle entre l’Etat et ses citoyens. Cette réconciliation est aussi celle de l’Etat avec lui-même, ses valeurs proclamées.
Comme tous les pays du monde, la Guinée n’a pas qu’un passé historique douloureux. Il est aussi fait de moments de consensus politiques forts ( l’indépendance de la Guinée ne serait jamais acquise le 2 octobre 1958 si les autres leaders politiques avaient appelé à voter le oui , je veux parler de Barry Diawadou, Barry III ; si les délibérations des étudiants de la FEANF et l’Union Générale des Etudiants de Guinée étaient à la défaveur du non ) , de patriotisme et d’exemples de courage, d’intégrité ( Koumadian Kéita , Ray Autra , Seck Bahi et d’autres anonymes décédés et vivants sont de ceux-là ). Ce passé fait de périodes sombres et d’unités est refusé et cet héritage n’est pas assumé. Pour certains, il est lugubre, pour d’autres, il est douloureux et il faut tourner sa page, disent-ils, sans la lire. Les stratèges de l’évacuation appellent à jeter à la mer les aprioris. D’autres appellent à en parler de quelques-uns de ses pans. Pourtant, nous avons des leçons à tirer de lui. Ne pouvant plus se souvenir, notre histoire récente devient une arme de division, d’exclusion alors qu’elle devait servir de moyen d’union, de cohésion et que sa lumière devait nous éclairer dans nos combats d’aujourd’hui et même de tous les jours.
En 2011, il a été institué une Commission de Réflexion sur la Réconciliation Nationale. En 2016, après des années de travail et surtout de recueil des avis Guinéens sur la réconciliation nationale, elle a rendu son rapport. Les conclusions principales dont : la mise en place d’une commission de réconciliation, les manifestations de la justice, les réparations et la mise en place des garanties de non-répétition, n’ont pas été appliquées. Entre-temps, de nouvelles victimes ont été faites et le problème a eu d’autres extensions.
Dans son adresse à la nation du 2 octobre 2021, le Président de la Transition, a indiqué qu’il œuvrera à la réconciliation nationale. Dans la Charte de la Transition, publiée la veille, il est noté parmi les missions assignées à la transition : la réconciliation nationale. Sinon même la poursuite du processus de réconciliation. Cela indique que les efforts déjà fournis seront capitalisés.
Cette période de césure qu’est la transition est le moment propice à la réconciliation nationale. Etant donné qu’un rapport d’une commission dite de réflexion existe, proposer des idées visant à l’amender ne serait pas un mal. Mais nier l’idée qu’il urge d’aller à la réconciliation le serait.
Ce papier, comme d’autres publiés par le passé, ambitionne d’amender le travail fort louable de la commission susmentionnée. A travers lui, je veux dire aux autorités de la Transition que l’heure d’installer la Commission définitive de Réconciliation Nationale est échue et qu’elles doivent prendre rendez-vous avec l’histoire et donner l’exemple de courage aux autres dirigeants et aux autres peuples.
Le concept de la réconciliation nationale étant galvaudé, je m’efforce de le définir. J’amende, comme je l’ai dit, les différents jalons du processus de réconciliation nationale. C’est pour cela, à l’aide d’un Benchmarking des meilleures commissions de réconciliation à travers le monde , je parle de la commission définitive à mettre en place , du choix de ses membres , de sa composition , de ses mandats et des autres étapes du processus de réconciliation : justice ,excuses officielles , réparations , pardon , récriture et reconstruction de la mémoire.
D’emblée, la réconciliation peut se définir de diverses manières. La réconciliation pourrait signifier le rétablissement normal des relations entre personnes, l’Etat et ses citoyens, entre les victimes et leurs oppresseurs. Cela veut dire que l’on se pose la question de savoir si les relations à rétablir étaient normales et saines. Si les relations existaient et étaient normales, les haines, les rancœurs, les replis identitaires, etc., causés par les effritements de liens, de la confiance, doivent être compris non pas comme la racine du problème, mais comme les effets induits du mal. Pour se remettre de ces effets ou les réduire, il faut pointer du doigt le mal racine et puis l’attaquer. La réconciliation est en ce sens une idée souvent réductrice d’un problème compliqué à diagnostiquer et à guérir. C’est pour cela, Brandom Ambert et Graine Kelly déclarent: « Regarder la réconciliation comme partir d’une prémisse selon laquelle les relations ont besoin d’attention pour conduire à la paix.[1]» McCandless, quant à lui, dira : « Il faut voir la réconciliation comme un objectif selon lequel il faut plus de relations coopératives entre parties.3 »
Dans son sens le plus simple, la réconciliation signifie trouver un mode de vie à côté d’anciens ennemis – réels ou supposés – pas nécessairement pour les aimer, ou pour les pardonner, ou encore pour oublier le passé de quelque façon que ce soit, mais pour coexister avec eux, pour développer le degré de coopérations nécessaires, pour partager notre société avec eux, de sorte que nous vivions tous mieux ensemble que séparément.
Nous le disons au quotidien qu’il faut rétablir la vérité. Pour certains, elle est toute faite et serait connue. Pour d’autres, c’est la leur. Nous savons aussi que nos mémoires individuelles sont lacunaires et celle collective est conflictuelle. La vérité de qui compterait ? Pour répondre à cette question, parlons de l’entité devant la rétablir ou la rechercher.
I- Commission de réconciliation nationale
La vérité ne peut être rétablie que par la mise en place d’une commission de réconciliation. Celle-là doit avoir un mandat précis et être composée d’Hommes portant un certain nombre de valeurs. La commission elle-même doit être une équipe et non un groupe.
Cette commission doit avoir des fonctions essentielles dont la recherche de la vérité, l’enquête sur le passé, le recueil des doléances des victimes, la détermination des formes de réparations, la rédaction d’un rapport final intégrant les points susmentionnés et proposant des réformes pratiques.
Elle doit s’orienter vers le passé et y rechercher la vérité au sujet des événements antérieurs ayant donné lieu à des violations des droits humains. Elle ne doit pas avoir vocation d’être un organe des droits de l’homme. Elle ne doit pas non plus être un substitut à un tribunal de justice. Elle n’est pas une juridiction. Elle doit chercher la vérité au sujet des cas précis, lesquels doivent être précisés et élucidés. Ces mécanismes sont ceux de la justice transitionnelle : recherche de la vérité, poursuites judiciaires, mesures de réparations et réformes des institutions.[2]
Dans l’histoire, les commissions ont eu des dénominations différentes, mais elles œuvraient toutes au rétablissement de la vérité et partageaient cette fonction essentielle. Nous pouvons appeler la nôtre comme nous voulons, le plus important doit être sa composition, la définition de ses mandats. Peu importe le nom que l’on donnera à la commission ; une chose est sûre, il n’y aura pas de réconciliation sans vérité. La réconciliation et la vérité sont intimement liées.
1- Composition
Reconstruire la mémoire collective en réveillant les mémoires individuelles pose un problème de méthodes. Car se réapproprier un passé occulté, du fait des calculs politiques ou des considérations individuelles, est ardu. Il faut le faire pour que la vérité historique se dégage, du moins une certaine vérité acceptable. Cette vérité historique doit être fidèle, la plus approchante possible des différents récits recoupés, analysés, traités et interprétés. Une vérité supposée historique, non acceptée par tous ou mal interprétée serait-elle supportable, lorsqu’elle est supposée trahie, tordue et manipulée ? L’imposition d’une vérité historique manipulée n’engendrerait-elle pas une réconciliation mensongère, factice, laquelle est dangereuse ?
Pour que la vérité historique devant permettre la déduction des conséquences, des leçons nécessaires et donner lieu à des réformes institutionnelles adéquates soit proche des récits narrés et soit acceptable, il faut veiller à la bonne composition de la commission. Une commission illégitime ne pourra pas générer une vérité qui soit acceptable.
Ainsi, la commission à mettre en place doit être composée d’Hommes porteurs d’un certain nombre de valeurs, de compétences jugées hautes. La commission elle-même doit être libre de toute influence externe supposée, de tout lien externe susceptible de trahir sa crédibilité : elle doit être indépendante.
Au Burundi, par exemple, la Commission de Vérité et de Réconciliation (CVR) était composée de personnalités désignées sur des critères communautaires et politiques. Elle était donc l’enjeu des partis politiques, eux-mêmes communautaires, la réconciliation nationale y a donc échoué. L’espoir des victimes y est donc trahi. Car les impunités y demeureront autant que les comportements qui ont justifié la guerre civile et les affrontements ethniques n’y seront pas bannis et sanctionnés. Au Ghana, en 2002, le même problème, sinon une situation similaire eut lieu. Les membres du National Democratic Congress (NDC) avaient accusé le parti au pouvoir, le NPC (New Patriotic Party), d’avoir profité du rêve national de réconciliation pour imputer des crimes à son rival politique, le NDC. La réconciliation y fut donc utilisée par l’opposition pour décrédibiliser les actions du gouvernement. La composition de la commission de réconciliation y fut même dénoncée par le principal parti d’opposition qui cria à la chasse aux sorcières. Ces réalités, bien que tristes, sont arrivées dans maints pays. Elles eurent partout pour conséquences d’assassiner la confiance du peuple, de tuer l’espoir et d’accroître les frustrations, les clivages idéologiques et ethniques.
Autant la commission sera représentative des individus liés aux évènements à élucider, autant le résultat de l’enquête sera désapprouvé et douteux. La question de la composition des commissions de vérité soulève maintes interrogations comme :
- Quel est le nombre des membres d’une commission de réconciliation ?
- Comment les commissionnaires doivent-ils être choisis ? Sur quelle base?
- Comment doit être choisi le président de la commission ?
Les membres de la commission à mettre en place doivent porter les valeurs suivantes : honnêteté, impartialité, neutralité, probité morale, compétence. Quant à sa composition, elle doit comprendre : des universitaires (historiens, juristes, sociologues, psychologues, anthropologues, économistes), des acteurs de la société civile, des coutumiers, des religieux.
À noter qu’il ne suffit pas que les membres d’une commission de réconciliation portent des valeurs et soient hautement qualifiés pour qu’ils réussissent leur mission. Il faut que la commission :
–Soit à l’effectif raisonnable (réduit). Sa structure doit être raisonnable. En effet, au-delà de quinze (15) membres, l’inefficacité et l’inefficience deviennent de mise. En outre, il doit y avoir une synergie entre les compétences des membres, afin que les sous-commissions soient efficaces et que les recommandations à faire soient consistantes et transdisciplinaires.
–Soit indépendante. L’indépendance de la commission suppose qu’elle doit être libre de toute influence politique externe ; que ses membres doivent être libres de tout lien avec les évènements objets d’enquête.
–Soit neutre. Sa neutralité suppose que ses membres doivent laisser de côté toutes leurs informations provenant des mémoires individuelles qui la composent. Elle doit aller chercher avec patience, avec détachement, avec curiosité et surtout avec objectivité, la vérité.
–Sache communiquer. Pour recueillir les informations, la commission doit communiquer avec les différentes parties prenantes. Elle doit sensibiliser aussi. La réussite de la commission dépend en grande partie de sa capacité à communiquer clairement.
2– Sous-commissions
Une commission de réconciliation doit être subdivisée en sous-commissions ou en unités afin qu’elle soit efficace. La nôtre pourrait comprendre les sous-commissions suivantes :
- Eclaircissement des faits: elle aura la mission de faire la lumière sur les faits de violations des droits de l’homme qui se sont produits de 1958 à nos jours. Elle doit, pour traiter en continu les données recueillies et aussi en sécurité, disposer des compétences permettant de collecter, analyser et interpréter les données brutes issues des témoignages des victimes et d’autres parties prenantes.
- Réparations: elle aura la mission d’identifier les préjudices et les dommages subis par les victimes afin de proposer des actions réparatrices individuelles, collectives qui tiennent compte des facteurs religieux, économiques, psychosociaux, éthiques, juridiques, etc.
Cette sous-commission devra examiner les incidences des dommages sur les plans : individuel, familial, communautaire et national.
- Audition publique: elle aura la mission d’organiser les activités à travers lesquelles les victimes doivent apporter des témoignages. Dans nombre de pays, en Afrique du Sud, en Bolivie, etc., les auditions ont été retransmises à la télévision et à la radio. Il est de charge de cette sous-commission de dire, suivant les cas, le type d’auditions qui sied : publique ou à huis clos.
- Communication: elle aura la mission d’élaborer le plan de communication de la commission, de définir les canaux appropriés pour la communication efficace. Elle a la charge d’informer les populations, les différentes parties prenantes ; elle doit veiller à ce que les contenus des communications aient des effets sensibilisateurs. Elle aura la charge de faire connaître la commission, ses activités, son mandat et d’associer la population et surtout d’inciter les victimes à l’aider en apportant les récits, les témoignages qui sont les
3– Mandat
Au Ghana, par exemple, elle avait duré une année et six mois, elle y fut créée en 2002 par le président John Kufuor et déposa son rapport en octobre 2004. En Argentine, au Chili, au Salvador, à Haïti, elles avaient duré moins d’un an, elles avaient fait exactement neuf mois. La commission d’enquête uruguayenne sur la situation des personnes disparues et ses causes de 1985, rebaptisée « Commission pour la paix » en 2000, dura sept mois. La durée du mandat de la commission est fonction de certains paramètres et de variables dont :
–Les objectifs et missions assignés à la commission. Autant les missions et objectifs sont clairs et concis, autant la durée peut paraître raisonnable et relativement courte.
–L’exhaustivité des évènements objets d’enquête. Autant ces évènements sont nombreux, disparates, parsemés dans le temps et l’espace, autant la durée du mandat doit être conséquente.
–La disponibilité des ressources. Plus la commission dispose de ressources adéquates (humaines, matérielles et financières), mieux elle réussit sa mission.
D’autres variables exogènes peuvent affecter la durée du mandat d’une commission ou même la faire échouer. Ce sont :
–Le dé-jugement politique. Un manque de volonté politique ou le changement d’agenda politique peut faire échouer une commission ou impacter le délai de son mandat,
–La survenance de nouvelles violences de quel que ordre que ce soit. Souvent de telles violences sont politiques.
4- Choix des membres
Il est connu de tous qu’en Guinée, les nominations des cadres sont diversement commentées. Nombre de fois, l’exécutif guinéen est accusé de nommer soit les cadres de son parti, soit ceux de son ethnie. Pour une commission de réconciliation, avoir des membres récusés est le prélude d’une illégitimité. Le décret présidentiel peut bien conférer la légalité à une commission de réconciliation. Mais sa légitimité dépendra de la qualité de ses membres et de leur mode de désignation.
Ainsi, servons-nous de quelques modèles de réussite en matière de réconciliation. Le modèle sud-africain est tant vanté et a servi de référence pour nombre de pays en matière de réconciliation nationale. Il convient donc d’examiner comment ce pays effectua la sélection des membres de sa commission.
En effet, l’Afrique de Sud fut le premier pays à impliquer la nation entière dans le processus de sélection des membres d’une commission de réconciliation. Les nominations des commissionnaires étaient effectuées dans le sens inverse, celui du bas vers le haut ( Bottom Up). C’est-à-dire que les Sud-Africains, eux-mêmes, furent sollicités et nominèrent des personnalités qu’ils désiraient voir dans cette commission. La société civile, non pas une escouade, proposa des noms de personnes qui la représentaient le mieux. Il fut mis en place un panel de sélection et celui-là interviewait les nominés[3]. Après les interviews publiques des trois-cents (300) personnes nominées par le peuple, le panel de sélection créa une shortlist de candidats. Parmi ces personnalités retenues, seulement vingt-cinq (25) noms furent présentés au Président de la République, Nelson Mandela. Le président, à son tour, demanda aux Sud-Africains de proposer des questions pour l’audition finale de ces vingt-cinq personnalités sélectionnées. Finalement, seulement quinze (15) personnalités furent retenues pour être membres de la Commission Vérité et Réconciliation de l’Afrique de Sud.[4]
Ce procédé de sélection des membres de la commission de vérité est le meilleur. Il suppose de mettre en place un panel de sélection, lequel doit être composé de compétences variées et complémentaires. Ce panel pourrait être mis en place par le Conseil National de la Transition (composé de 81 membres issus d’horizons différents). Puis, on peut lui demander de suggérer des noms de personnes qu’il croit dignes de conduire la réconciliation. Ces personnalités proposées doivent être entendues par le panel (que le même CNT aura créé pour l’occasion) qui, en toute objectivité, doit choisir les meilleures personnes et les suggérer au président de la Transition. Étant donné qu’il faut respecter le critère de la structure, il faut au plus quinze (15) commissionnaires. En procédant de la sorte, la commission de réconciliation sera formée de compétences, de valeurs requises pour amorcer le processus de réconciliation. Je ne le dirai jamais assez : nul politicien dans la commission de réconciliation!
D’où doit être issu le président de la commission ? De la société civile, des acteurs religieux, de la communauté académique, des partis politiques ? Notre réconciliation doit être sincère et méthodique et jamais politisée, cela empêchera de souffrir des conséquences d’une réconciliation arrangée et factice. Elle n’est pas religieuse, ni politique et ne devrait pas revêtir ces connotations. La réponse à la question est qu’elle pourrait être présidée par un non religieux et issu de la communauté académique. Cette personne-là devrait avoir des connaissances profondes de notre histoire, une légitimé interne et externe et incarner des valeurs de probité morale et de neutralité.
II-Commission de réconciliation et rétablissement de la vérité
Les vérités à rétablir seront nombreuses et pourraient être groupées en celles relatives aux personnes et à leurs biens. Les premières porteront sur les faits et actes relatifs à la dignité humaine. Ce sont : les cas de viols, de tortures, d’assassinats, d’arrestations et de détentions arbitraires, de disparitions forcées, etc. Les seconds porteront sur les cas de pillages des biens, les spoliations de biens et expropriations sans indemnisation préalable.
Nous distinguerons trois types de vérités à rétablir : les vérités personnelles, les vérités dialogiques et les vérités factuelles. Toutes ces trois formes servent à documenter et à analyser les violations des droits de l’homme.[5]
1- Vérités personnelles
Les témoins oculaires de la première République sont, aujourd’hui, pour la plupart morts. Ceux de la seconde vivent encore et ont été, pour la plupart, témoins d’autres violations des droits humains. Les scènes d’horreurs emmagasinées dans leurs mémoires individuelles sont grandes et importantes. Hélas, pour notre malheur, la raréfaction des témoins oculaires s’est confrontée à la surabondance des récits mi- vrais, mi- faux. Comme pour dire que nier l’histoire va de pair avec les manipulations. Ces récits sont, dans une proportion importante, des mensonges, des manipulations de ceux vrais. L’histoire de la Guinée, celle de l’après-indépendance, n’est pas enseignée dans nos écoles, nos manuels et programmes scolaires d’histoire sont incomplets et n’évoquent pas ce pan de notre histoire.
Les vérités personnelles permettent de confesser une offense que l’on a commise ou subie. Elles sont difficiles à exprimer du fait de nombre de variables. Je résumerai toutes ces variables en deux grandes familles : l’une exogène et l’autre endogène. La première dite endogène et est liée à la notion d’oubli. Les oublis dont il est question sont ceux de l’omission et du refoulement. En effet, les souvenirs sont des récits et les récits sont nécessairement sélectifs. De même que nous sommes incapables de nous souvenir de tout, autant nous sommes incapables de tout raconter. Les récits exhaustifs constituent un non-sens et ne sauraient exister. C’est cela l’oubli-omission. La seconde famille est dite exogène et consiste à la disparition de certains témoins, le silence de certains (l’oubli de réserve) et la manipulation des mémoires individuelles (l’oubli de manipulation). Aujourd’hui nombre de témoins oculaires des évènements malheureux de la première République sont décédés et ils continuent à disparaître sans avoir dit le fond de leur cœur et raconté les récits qui sont les leurs. Un jour – nous les souhaitons de vivre bien d’autres années-, ils s’en iront et avec leurs récits, leurs témoignages. Ces aînés, vivants, attendent que l’occasion leur soit donnée. Ils sont dans l’oubli de réserve. Si ces monuments venaient à disparaître tous sans que ne soit entamé notre procès sur le passé historique, l’oubli d’effacement mis en œuvre et entretenu depuis le plus haut niveau de l’Etat sera définitivement décrété .Avec nombre de récits venant de tout bord naitront de nouvelles difficultés.
Par ailleurs , les acteurs sont dépossédés de leur pouvoir de dire , de raconter leurs récits à cause de l’indifférence ou des attitudes visant à faire des victimes et leurs familles des rancuniers incapables de se remettre au décret divin . C’est ce qui a conduit à trop de mémoire dans certains cas ou à peu de mémoire dans l’absolu. C’est cela la notion de l’oubli de manipulation.
2- Vérités dialogiques
Aux ennuis causés par la pénurie de notre mémoire collective se substitueront les incertitudes de l’abondance des récits, aux problèmes de rareté du récit vrai celles d’une abondance mal assurée. Les vérités personnelles sont très limitées car peuvent être manipulées, les témoins peuvent être absents et les différentes formes d’oubli peuvent influencer sur le récit des victimes. Il faudra aussi de la vérité dialogique.
Le juge sud-africain, Albie Sachs, la reformule comme la vérité acceptée par la société. « La vérité dialogique, dit-il, est la vérité sociale, vérité issue d’une interaction, d’une discussion et d’un débat ». Cette forme de vérité est issue de la confrontation des vérités individuelles .Il a, pour reprendre Ampathé Bâ, la vérité vraie et les vérités des parties. Pour avoir la vérité, il faut confronter celle des parties.
Un espace de confrontation des vérités personnelles doit être créé pour l’idéal de la réconciliation. Que ce soit une conférence ou autre, un tel évènement doit être créé. Mais une conférence nationale, une rencontre entre intellectuels, au cours de laquelle des communications seraient faites, ne donnerait pas la parole à tous. Elle exclurait nombre de gens, les victimes, et ne permettrait pas de recueillir autant d’opinions. Pourtant de telles rencontres doivent se tenir sur toute l’étendue du territoire. Mais réduire la quête de la vérité à l’organisation d’une conférence dite nationale serait une grave erreur.
3- Vérités factuelles
Dans cette troisième forme de vérité, il s’agira d’enquêter et de documenter sur : les conditions d’arrestation, les conditions de jugement, les conditions de détention, les sépulcres ou les charniers, en réunissant le maximum de documents et d’éléments probants. La commission devra posséder des Subponea Powers, c’est-à-dire des pouvoirs d’injonction, afin qu’elle exige des documents ou des témoins à comparaître. Elle devra avoir accès aux archives nationales et étrangères de la douleur, notamment en France.
C’est la quête de cette vérité qui permettra de définir les cas de viols, de meurtres, de disparitions forcées et de faire la liste des victimes.
III-Réconciliation nationale et poursuites judiciaires
Reed Brody, de l’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights Watch, avait écrit que « les commissions de vérité semblent être des plaisanteries cruelles pour les victimes confrontées à leurs tortionnaires impunis ». C’est vrai et dans nombre de pays les lois d’amnistie ont été imposées. Mais dans notre cas, on ne peut pas imaginer une réconciliation nationale sans justice, elle doit se faire et avoir lieu. Elle doit s’étendre à la période de 1958 à nos jours.
Mais seulement allons-nous condamner les personnes décédées dont les responsabilités individuelles dans les violations des droits humains seraient établies ? Allons-nous-leur enlever leurs honneurs et récuser leurs contributions au progrès de la Guinée du fait du crime qu’elles auraient commis ? C’est le cas, par exemple, des Présidents Sékou Touré et Lansana Conté.
Nous avons suffisamment condamné post-mortem et memoriae Barry Diawadou , Barry III, Koumandian Kéita, Kéita Fodéba et autres. [6] Et cela est injuste. L’heure de les réhabiliter est échue.
Par rapport à la période considérée, 1958 à nos jours, certains évènements sont encore très frais, c’est le cas du 28 septembre 2009, et leurs auteurs doivent être jugés pour leurs forfaits. Le procès du 28 septembre 2009 doit avoir lieu. C’est le cas aussi des violations des droits humains de 2010 à nos jours. Il ne faudrait passer aucune loi d’amnistie pour imposer une quelque paix factice. Une telle amnistie rimerait avec amnésie. Les violations des droits humains connues sous les mandatures du Président Condé doivent avoir leurs auteurs jugés.
Par ailleurs, il peut arriver que certaines personnes aient des informations susceptibles de faire du bien aux victimes, mais refuseraient de les fournir en sachant qu’elles iraient en prison. Par rapport à de tels cas, n’est-ce pas qu’il faudrait donner à la commission le pouvoir d’accorder des amnisties en retour de certaines vérités ?
IV- Réconciliation nationale et excuses officielles de l’Etat de Guinée
« Ce qui fait qu’une excuse fonctionne, c’est l’échange de la honte et de la puissance entre l’offenseur et l’offensé. En faisant des excuses, vous prenez la honte de votre offense et vous la réattribuez.[7]»
Pour rétablir le lien effiloché entre l’Etat et ses citoyens, les dirigeants, souvent non responsables de ces crimes et non liés à ceux-là qui les ont perpétrés, doivent accepter de s’excuser officiellement et publiquement au nom de ce même État, car les hommes qui servent l’État passent, lui, demeure. C’est l’État qui doit assumer les erreurs commises en son nom, les regretter et s’excuser.
L’échange de forces réside dans le fait que l’Etat a usé de la force brutale pour rabaisser ses citoyens et maintenant, il faut qu’il se rabaisse pour que ses victimes, de par leurs forces, lui pardonnent, pour qu’un idéal fort de la réconciliation ait lieu et pour que la confiance qui doit la matérialiser soit restaurée. D’une asymétrie de forces, on arrive à un rééquilibre, pour que se rétablisse la confiance.
Nombre de dirigeants politiques ont déjà présenté des excuses officielles pour les offenses commises par leurs États respectifs. Tony Blair a présenté les excuses de l’Angleterre pour la responsabilité de son pays dans la famine en Irlande, au XVIIe siècle. La Reine Elizabeth l’a, elle-même, fait aux Maoris de la Nouvelle-Zélande. Jacques Chirac a présenté les excuses de la France aux Juifs, pour la responsabilité de la France dans leurs déportations.
Le 11 juin 2008, le premier ministre du Canada, Stephen Harper, avait présenté les excuses officielles du Canada aux communautés autochtones, au sujet des pensionnats indiens, lesquels pendant plus d’un siècle avaient séparé plus de cent cinquante mille (150 000) enfants de leurs familles et de leurs communautés. Le Canada avait pourtant fait une réconciliation, mais Harper s’était rendu compte qu’elle était inachevée et que quelque chose manquait : les excuses officielles. Ainsi, il dira dans un discours très émouvant : « Le gouvernement reconnaît que l’absence d’excuses a nui à la guérison et à la réconciliation. Alors, au nom du gouvernement du Canada et de tous les Canadiens et Canadiennes, je me lève devant vous, pour présenter mes excuses aux peuples autochtones, pour le rôle joué par le Canada dans les pensionnats pour Indiens. » Il reconnut les responsabilités politique et morale du Canada, non pas en tant que pays, mais en tant qu’État, dans les pensionnats pour Indiens. Il fit donc un mea culpa au sens de Tavuchis.
Thabo Mbeki, lui aussi, se présenta en 1996 devant la Commission Vérité et Réconciliation, pour faire ses excuses au nom de l’ANC, pour les bavures commises dans le cadre de ce qu’il qualifia de « guerre juste ». Mandela, lui-même, au moment de recevoir le rapport de plus de quatre mille (4 000) pages et ses quelque deux cent cinquante (250) recommandations, présenta ses excuses au nom du gouvernement sud-africain. Il prit sur lui la faute des autres gouvernements antérieurs. Frederick De Klerk s’est lui aussi excusé au nom de son parti, pour toutes les atrocités commises par les Blancs, lors de l’apartheid.[8] Bill Clinton avait, lui aussi, présenté ses excuses aux victimes des expériences de Tuskegee.
Dans le même ordre d’idées de la quête de la réconciliation par les excuses officielles, Willy Brandt, le chancelier allemand, s’était agenouillé, le 9 décembre 1970, devant un monument dédié au ghetto de Varsovie. La force de l’acte venu d’un ancien combattant anti-nazi était très remarquable. Il prenait sur lui, comme Harper et tant d’autres dirigeants politiques, les crimes commis par d’autres, pour s’excuser.
Le Président de la Transition pourrait prendre une telle résolution. Lui, qui n’est responsable des violences d’Etat d’aucun régime, lui qu’on a célébré en libérateur, s’il accepte de reconnaître et de porter sur lui les inconséquences des régimes successifs, s’excuse auprès des victimes, de leurs familles et du peuple de Guinée, la Guinée réussira un pas de géant vers la réconciliation.[9] Un tel repentir de l’Etat contribuerait à la modification, au conditionnement et à l’amoindrissement des clivages et des frustrations.
Je veux dire qu’il faudra de la sincérité dans les excuses et s’adresser en premier lieu aux victimes, leur présenter les excuses, regretter les crimes de l’État qu’elles ont subis et les assumer.
V- Réconciliation nationale et mesures réparatrices
Quand on a admis et reconnu des violations graves et répétées des droits de l’homme, l’idée des préjudices est implicite. Mais quels préjudices faudrait-il réparer ? Ce pourraient être : les pillages, les incendies, les actes de torture, les arrestations et détentions arbitraires, l’abandon forcé de l’école et du service, les coups et blessures graves, les viols et violences sexuelles, les exécutions sommaires, les dénonciations calomnieuses et imputations de complots, etc.
Les réparations devraient être à la mesure de la gravité de la violation et du préjudice subis.[10] Il ne sera jamais possible de réparer un mal, d’annuler ou de faire disparaître les effets du dommage.
Ici, nous distinguerons trois natures de réparations, elles sont complémentaires et non exclusives l’une de l’autre. Ce sont : celles compensatoires, celles symboliques, celles restauratrices et de réhabilitation. Ces différentes réparations sont de deux types : collectif et individuel.
1- Réparations matérielles
Cette forme de réparation est pécuniaire et se veut être une indemnisation. Quand certaines familles perdirent celui-là qui pourvoyait à leurs besoins, enfants et femmes furent confrontés aux réalités pénibles, lesquelles eurent raison de la scolarité des enfants et du bien-être de la famille. Certains enfants, après les disparitions forcées, les assassinats, etc., de leurs parents, abandonnèrent les études. Ces abandons justifient la précarité dans laquelle ils se trouvent aujourd’hui. D’autres jeunes, suite aux évènements du 28 septembre 2009, par exemple, devinrent handicapés à vie. Depuis, ils n’ont pas pu continuer leur métier ou leurs études. Mais ils n’ont connu aucune indemnisation.
Ces indemnisations peuvent être sous forme de transferts financiers, qui peuvent être versés mensuellement, trimestriellement ou une fois pour toutes aux victimes ou à leurs familles directes (père, mère ou enfants[11] ).
Ces indemnisations seront difficiles à mettre en œuvre, car le nombre de victimes depuis l’indépendance est grand et variable, selon que l’on prenne en compte certains facteurs. La commission doit donner son avis sur le sens et la nature des indemnisations.[12] Il en est de même pour les différentes méthodes à appliquer.
2- Réparations symboliques
Ces réparations doivent suivre les premières. Elles visent à humaniser les victimes, en sus de leur reconnaissance et des excuses officielles. C’est ce que j’appelle : le Symbole. Ces réparations symboliques peuvent se faire par la dédicace de monuments à la mémoire des victimes : on peut faire des rues, des boulevards, construire des écoles, des universités, des hôpitaux, etc., et les dédier à la mémoire des victimes.
Dans cette forme de réparations, il faut entreprendre une kyrielle d’actions. Ces actions peuvent être : l’initiation de funérailles publiques, de journées de prières à la mémoire des victimes, de construction de monuments commémoratifs. Ainsi, on pourrait, par exemple, baptiser nos routes « Route de la Mémoire des victimes de … » ou « Boulevard de la Mémoire des victimes de …. » ou encore « Boulevard des Victimes du Camp Boiro », etc., car il serait aussi difficile d’individualiser de telles réparations. On peut d’ailleurs, comme c’est le cas dans nombre de pays, faires des stèles à la mémoire des victimes des différents évènements.
En Afrique du Sud, par exemple, on construisit un monument à la mémoire de Mandela. En Argentine, on construisit « El Parque de la Memoria », « El Museo de la Memoria », au Chili «Villa Grimaldi », au Pérou « El Ojo que llora », etc. Les familles s’y recueillent et y portent des fleurs et des lettres.[13]
Outre cela, il faut restituer aux familles les restes de leurs parents en rouvrant les charniers, afin qu’elles puissent leur donner une sépulture conformément à leurs croyances et coutumes. Une telle action serait d’une grande importance. Bien que tardive, elle permettra aux familles de véritablement prendre conscience de la perte d’un des leurs et d’entamer enfin le deuil.
Par ailleurs, les situations de disparition donnent lieu à des réalités juridiques complexes. Une des façons de traiter ce cas, si complexe, serait d’élaborer le registre des absences dues aux disparitions forcées.
3- Réparations de réhabilitation
Il faut réhabiliter les victimes dans leur honneur. Cette forme de réhabilitation est très proche de celle symbolique, sauf que celle-là n’intervient qu’à titre posthume.[14] Elle vise à promouvoir l’équilibre psychologique des victimes, de leurs familles, et à faciliter leur guérison. Les expériences ont montré qu’après les témoignages ou les auditions auprès des commissions de réconciliation, des situations de recrudescence du traumatisme peuvent avoir lieu. En Afrique du Sud, The Trauma Center for Victims of Violence and Torture dans la ville du Cap, estime, d’après les centaines de personnes avec lesquelles elle a travaillées, qu’entre 50 à 60% d’entre elles ont souffert de sérieuses difficultés psychologiques. En plus, certaines victimes vivent encore les effets des violences qu’elles ont subies. Toutes ces réactions sont connues des psychologues, car ce sont les syndromes du stress post-traumatique, PTSD (Post Traumatic Syndrome Disorder, en anglais). Ces traumatismes ont des effets très néfastes au niveau des individus et sur leur santé.
Les victimes de violences sexuelles du 28 septembre 2009 sont les plus affectées par le stress post-traumatique. Il faut les prendre en charge et faciliter leur réinsertion sociale. Les douleurs émotionnelles non guéries engendrent de l’hostilité, de l’agressivité, de la revendication et même de la victimisation. Elles affectent dangereusement la santé des victimes, en modifiant leur personnalité.
Cette forme de réparation consiste à la prise en charge médicale des victimes des violations des droits de l’homme.
VI-Réconciliation nationale et pardon
En s’adressant à la nation chilienne, le 5 mars 1991, après avoir reçu les six tomes du rapport de la commission de réconciliation qu’il avait mis en place, au Palais de la Moneda, le Président chilien Patrico Aylwin Azocar déclara au sujet du pardon : « Le pardon ne s’impose pas par décret. Le pardon requiert le repentir d’une part et la générosité d’autre part.[15] »
Le pardon n’est à imposer à personne et par aucune forme que ce soit ; une fois que les victimes se décideront de tourner la page et de ne plus être prisonnières d’un passé douloureux, elles pardonneront.
« Pardonner est un effort réel sans cesse à recommencer.[16]» Sans souvenir, pas de pardon. Le souvenir suppose l’existence de cette mémoire et comme le pardon est un acte à renouveler sans cesse, la mémoire aussi est à entretenir pour toujours. C’est quand on ne pardonne pas que la mémoire individuelle est déformée, du fait du traumatisme, des douleurs morale et physique que l’on n’a pas su guérir, libérer.
Pardonner pris au sens plein ne veut pas dire pitié, ou excuse ou même amnistie.[17] Que personne ne se substitue aux victimes et n’accorde le pardon aux oppresseurs par subrogation non souhaitée, cela enterrerait la réconciliation et vicierait le processus. Les conditions d’un pardon sincère et sans ressentiment sont :
- Que les bourreaux, oppresseurs reconnaissent leurs forfaitures, qu’ils confessent et avouent leurs crimes.
- Qu’ils expriment leurs regrets, pas collectivement, mais à titre individuel.
- Qu’ils demandent pardon pour leurs offenses et avec sincérité à ceux qu’ils ont offensé.
- Qu’ils prennent l’engagement de ne plus jamais reprendre.
Le pardon est un acte de générosité extraordinaire dont les retombées sont : la paix et l’absence de vengeance.
VII-Réconciliation nationale et les politiques mémorielles
Aujourd’hui, une catégorie d’oubli très violente est imposée aux Guinéens, il s’agit de celle de destruction. Elle ne vise aucunement la réconciliation nationale. Elle est utilisée pour construire une mémoire officielle hégémonique au détriment d’autres concurrentes. Du camp Boiro, il ne reste plus grand-chose de mémoriel ; certaines preuves matérielles y ont été détruites. Le camp a même été rebaptisé. Au pied du mont Gangan, les officiels de l’Etat et dont un Ministre ont assisté à une cérémonie de commémoration sans que l’on ait dit aux Guinéens ce qu’on y commémorait. Très récemment, à Faranah, une statue a été érigée à la mémoire du Président de la première République. N’est-ce pas cela une sorte de damnatio memoriae ? Ailleurs, ce sont les jours de naissance qui sont célébrés et les jours de décès des anciens dirigeants ne sont célébrés que pour dire qu’ils ont été des calamités et que leur décès a constitué une délivrance pour leur peuple. Ce n’est pas l’interprétation qui importe le plus à mes yeux, mais le refus d’entretenir les mémoires concurrentes. C’est pour cela qu’il faut revoir notre politique informelle de mémoire.
La politique de la mémoire n’est autre que l’ensemble des interventions des acteurs publics visant à produire des souvenirs communs à une société donnée à la faveur de monopole d’instruments d’actions politiques qui sont les commémorations officielles, programmes scolaires d’histoire, lois mémorielles, etc.[18].La politique de mémoire que la Guinée doit entretenir doit être, pour reprendre Ricœur, celle de « juste mémoire », ni trop ni peu de mémoire. L’Etat, dès qu’il aura reçu le rapport de la Commission de Réconciliation Nationale, doit réunir un collectif d’intellectuels ; historiens émérites, sociologues chevronnés, des anthropologues, économistes afin de réécrire une histoire consensuelle de la Guinée pour éviter aux prochaines générations le déni et la falsification.
Un travail de réécrire ne doit pas incomber à une groupie .Cette équipe de réécriture doit être rigoureusement constituée car le travail de réécriture bien qu’il ressemble à celui du style est d’une importance capitale ; c’est de l’histoire de notre pays qu’il s’agira et non de celle d’un homme. Ce travail de réécriture de l’histoire ne doit pas seulement mettre l’accent sur les moments de frictions, mais aussi sur ceux d’unités et sur les espaces du vivre ensemble et de cohésion nationale.
Nous souffrons d’un oubli de refoulement et cela nous conduit à résumer notre histoire à certains faits qui sont des souvenirs écrans : Camp Boiro, 28 septembre 2009, pourtant dans l’histoire même des répressions, il existe d’autres évènements à ne pas reléguer au second plan car donnent lieu à des expériences et leçons particulières. L’oubli de refoulement est une forme de pathologie de la mémoire, c’est ce dysfonctionnement mémoriel dont Freud a proposé l’explication plus symptomatique qui serait liée à la charge des souvenirs. Cette mémoire que Freud évoque dans Remémoration, Répétition, Perlaboration et dans Deuil et Mélancolie est une mémoire oublieuse. Henry Rousso a réussi son usage tout à fait heuristique en la transportant à la mémoire collective à travers son ouvrage Syndrome de Vichy.
A travers un tel travail, les Guinéens sauront qui sont leurs devanciers, leurs ainés, ce qu’ils ont fait. C’est ce souvenir du passé historique à travers les commémorations que les Guinéens paieront leurs dettes aux Hommes obscurs ou célèbres et les élèveront au rang qui leur est dû dans une société où ils n’existeront plus physiquement mais à travers des personnes interposées et leurs œuvres. C’est un travail ; celui du deuil, de la mémoire et un devoir celui de ne pas refuser l’héritage qui est le nôtre. Une nation fière et digne accepte et assume l’héritage qui n’est pas pour elle un fardeau encombrant mais une charge morale.
Je ne suis pas en train de dire de laisser l’Etat avoir le monopole d’imposer une mémoire, mais qu’on ait une histoire consensuelle, l’enseigne par les voies autorisées et que, dans une société ouverte. Après que ce soit laisser aux autres, à chacun, la liberté et le choix d’exprimer librement, dans l’espace public et privé, des versions alternatives de mémoires collectives.
VIII-Consolidation de la réconciliation nationale
Le travail d’une commission de réconciliation ne permettra pas à lui seul la réconciliation tant souhaitée. Il a ses avantages et ses limites. Il permettra l’expression de certaines vérités, par le truchement des méthodes comme les entretiens publics et à huis clos. Mais la réconciliation n’est pas elle-même statique, elle est dynamique et transversale.
Exhumer les récits passés pour en chercher la vérité, consoler les uns et tirer des leçons du passé n’est pas une mauvaise chose. Cette approche bien que salutaire est insuffisante pour réussir l’idéal de réconciliation. Après la quête des vérités, les poursuites judiciaires, les excuses officielles, les réparations, etc., les liens effilochés entre l’Etat et les citoyens ne s’établiront pas avec spontanéité. Il faudra du temps et d’autres choses.
Aujourd’hui, d’autres problèmes en rapport avec l’unité nationale prennent de l’ampleur dans notre société. Notre refus d’assumer notre passé a engendré des effets collatéraux qui ne disparaîtront pas aussi promptement. L’histoire a été déformée et la lecture du passé n’est jamais la même pour tout le monde. Dans nos foyers, lors des rencontres et autres causeries, des versions opposées et même conflictuelles sont enseignées.
La problématique de l’unité nationale se pose aujourd’hui en Guinée, bien qu’un ministère dédié à l’unité nationale ait été créé. L’histoire du peuplement de la Guinée est galvaudée. Le peuplement de la Guinée est antérieur à l’indépendance et les récits que nous appelons à revisiter partent de l’indépendance. La lecture de cette histoire-là divise et constitue des sources de frustrations. Certains, en expliquant le peuplement de la Guinée, excluent d’autres qu’ils qualifient d’étrangers. La réécriture de notre histoire s’impose, sur fond de recherches poussées et avec une grande neutralité. Les historiens guinéens et étrangers doivent être conviés à cette mission. Qui de mieux placés que l’Université à travers la recherche pour remplir pareille mission.
Par ailleurs, la Guinée est confrontée à la défaillance structurelle de nombre de ses institutions, bien que certaines réformes aient été implémentées. Les institutions nationales ne bénéficient pas d’une confiance. Certaines d’elles, parmi les plus importantes, ne sont pas accessibles à tous. Le droit à l’éducation, qui est un droit fondamental et inaliénable, n’est pas garanti à tous. Les écoles publiques ne sont pas suffisantes pour résorber la demande en formation exprimée par une population qui croît plus vite que la création nationale de richesse, mais aussi le service public fourni est de piètre qualité. La justice, qui a connu quelques réformes dont l’amélioration du statut des magistrats n’est pas non plus accessible à tous. Il en de même du système sanitaire. Ces réalités contribuent à faire perdurer la pauvreté du grand nombre. La pauvreté n’est-elle pas un terreau pour la violence ? La société, dont la grande majorité est pauvre, est-elle « vivable » à long terme ?
La réconciliation est donc transversale. Ce faisant, il faudra des réformes pour la consolider et la rendre vraie au fil du temps. Une réconciliation ne saurait se décréter, elle est un processus qui se construit sur des substrats solides et qui exige un effet d’entraînement entre les différents maillons de sa chaîne de valeur.
Elle requiert et exige des réformes lesquelles sont les seules garanties de la non-répétition. Ainsi, il faudra améliorer la gouvernance, revoir le modèle économique du pays pour créer la croissance à même de lutter contre la pauvreté et de juguler les inégalités, diversifier l’économie et créer des pactes d’emploi à travers des politiques sectorielles tout en cherchant la cohérence entre elles. Il faudra aussi reformer l’école guinéenne, reformer l’administration pénitentiaire et qualifier le système judiciaire. Le leadership doit s’améliorer à tous les niveaux et à ce titre je propose la tenue d’une journée pendant laquelle les décideurs à tous les niveaux et les populations se rencontreront pour dialoguer (journée de concertation nationale et de dialogue entre administrateurs et administrés).
C’est aussi cela l’importance de la mise en place d’une commission définitive de réconciliation : comprendre le passé, en tirer des leçons, faire des recommandations de réformes à même de créer la prospérité pour tous, améliorer le niveau de bien-être et promouvoir la paix.
Ibrahima SANOH est un citoyen guinéen. Il a écrit entre autres : « Mettre la Guinée sur la voie de l’émergence économique », 2014, Edilivre , « Pour une réconciliation nationale en République de Guinée », 2017, SAEC, « Le destin fabuleux de Fanka Sékou Kéita : L’homme qui répare les vies brisées », 2020 , Les Impliqués. Il est aussi l’auteur de plusieurs contributions comme « Refonder le système éducatif guinéen par et à travers les assises nationales de l’éducation» et « Conakry Ville propre : c’est possible ! », « 60 ans sans mémoire collective, Urgence de la réconciliation nationale », « La réconciliation nationale à travers la lutte contre la corruption. » Il est chargé des cours de Finance et de Stratégie d’Entreprise à l’Institut Supérieur du Commerce et d’Administration des Entreprises en Guinée ( ISCAE-G).
[1] Brandom Hamber et Graine Kelly, 2004, p. 3. 3 S. McCandless, 2001, p. 213.
[2] Mark Freeman, L’essentiel de la justice transitionnelle, Bruxelles, 2006.
[3] Il faut signaler que ledit panel était multiracial et avait en son sein les représentants des grandes entités politiques, des syndicats et de la société civile.
[4] L. S. Graybill, » The Truth and Reconciliation in South Africa: Miracle or Model? « , Boulder, Colorado : Lynne Reiner Publishers, 2002 .
[5] Alex Boraine, A Country Unmashed: Inside South Africa’s Truth and Reconciliation Commission, Oxford and New York, Oxford University Press, 2000, p. 287.
[6] Même de Yacine Diallo et de Mamba Sano nous n’en parlons plus tellement notre héritage nous semble encombrant.
[7] Aaron Lazare, Go Ahead, Say You’re Sorry, Psychology Today, 1995, pp. 40-44 et 76-78.
[8] Il est à noter qu’il bloqua tout de même une large partie du rapport au sujet de son implication dans les bombardements au cours des années 1980.
[9] Je veux être clair dans ma démarche, il n’y aura pas d’excuses à présenter, sans la mise en place d’une commission définitive de réconciliation, sans que celle-là ne rende son rapport et que les responsabilités de l’État de Guinée dans les différents crimes soient situées. Je suis sûr et certain que les régimes précédents sont responsables de nombre de crimes. Ne serait-ce que pour l’incapacité de l’Etat à protéger ses citoyens, il faudra des excuses publiques et officielles.
[10] Résolution 60 /147 du 16 /12 /2005, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies.
[11] Concernant les enfants, les âges de ceux-là doivent être précisés.
[12] En Argentine, par exemple, les méthodes de réparations furent essentiellement économiques.
[13] Certains extrémistes religieux diront que ces pratiques constituent de l’égarement et des actes de mécréance. Nous ne faisons que citer des exemples, pour que les dirigeants s’en inspirent, afin de poser des actes en adéquation avec nos valeurs. Ainsi, il ne s’agit pas de procéder à des transpositions de modèles ; à chaque peuple sa culture, ses valeurs.
[14] L’ONU l’appelle « réparation de la réadaptation ».
[15] Patricio Aylwin Azocar, La trancision chilena, Discursos Escogidos, 1990 -1992, Santiago de Chile, Ed. Andres Bello, 1992, p. 131-136.
[16] Vladimir Jankélévitch, Le pardon, Paris Ed. Montaigne, 1967 p. 7.
[17] Jacques Derrida, Le siècle et le pardon , Paris, Le Seuil, 2000, p. 103.
[18] Patrick Le Galès et Pierre Lascones, Gouverner par les instruments, Paris, Presse de Sciences Po, 2004, p.13.