Dans un entretien accordé à Algérie 54, l’auteur et journaliste français Jacob Cohen revient sur les derniers développements au Sahel, la présidentielle française de 2022, la crise sanitaire et la normalisation des relations entre l’entité sioniste et certains États arabes
Algérie 54:Le tutorat de la France sur les pays du Sahel est de plus en plus contesté, comme l’indiquent les derniers développements à l’instar de l’expulsion de l’ambassadeur de France au Mali et le sentiment hostile à la présence militaire française. Quelle lecture faites-vous sur ce qui se passe au Sahel, nous rappelant le panafricanisme des années 70 ?
Jacob Cohen:On a vraiment l’impression d’un mouvement irréversible. Il y a eu par le passé des sautes d’humeur, des incidents de parcours, des révolutions de palais. Mais la puissance tutélaire arrivait toujours à les juguler, et à rétablir son ordre. L’ordre postcolonial semblait immuable. La France possédait encore une espèce de garde prétorienne constituée de pays africains « stables » et « démocrates », qui se soumettent aux rituels électoraux et reçoivent les compliments des instances internationales. Ces « sages » ont prétendu donner une leçon au Mali, mais cela n’a fait que creuser le fossé et pousser ce pays hors de l’orbite néocoloniale. Je crois que ces « dirigeants » immuables et vieillissants doivent réaliser, devant les succès populaires des militaires au Mali et au Burkina Faso, que leur soumission par trop visible à la France pourrait leur jouer un sale tour. Et qu’il serait temps même pour eux de revenir à des considérations plus nationales et africaines. Car s’il y a un coup d’État, ou une marée populaire montante, ils ne pourraient plus compter sur une intervention extérieure miraculeuse pour sauver leur régime. Il y a incontestablement une légitimité historique défendue par les militaires avec lesquels il faudra désormais compter.
La France vit sur un héritage qui s’effiloche
Algérie 54: La politique étrangère française consomme les échecs sur les plans de la région du Sahel, Maghreb, Moyen-Orient et aussi en Ukraine. A-t-elle encore une marge de manœuvre suffisante pour rivaliser avec les américains, russes et même chinois ?
Jacob Cohen:La France vit sur un héritage qui s’effiloche. Il n’y a que sa classe politique qui continue à faire semblant d’y croire. C’est un des pays les plus endettés de l’UE. Sa base industrielle se rétrécit. La crise du Covid a montré l’état de délabrement des services de santé. C’est peu pour mener une politique ambitieuse. Mais ce n’est pas seulement une question de moyens. La France n’a plus de politique indépendante depuis Sarkozy. Elle a placé son destin entre les mains de l’OTAN et se plaît même à jouer des rôles pas très glorieux. A la rigueur, l’Allemagne s’en tire mieux, avec plus de dignité et de fermeté, s’agissant de l’Ukraine ou du commerce du gaz avec la Russie. En Afrique, la France ne pourra plus tenir toute seule ses positions, surtout face à des géants comme la Russie et la Chine, et fera entrer ses partenaires européens pour sauvegarder ce qui peut l’être.
Algérie 54:On parle de plus en plus de l’agonie des accords d’Abraham, et les pays les plus perdants seraient le Maroc et les Émirats Arabes Unis, de plus en plus affectés par le conflit au Yémen. Pensez-vous que Tel-Aviv a réussi son pari de la normalisation, face au Maroc et EAU, sans procéder à des concessions sur le dossier palestinien ?
Jacob Cohen:Je crains malheureusement que le processus des normalisations ne cesse de se consolider. Les monarchies qui les ont signées sont entrées dans une dynamique de coopération avec le régime sioniste qu’elles ne sont plus en mesure d’arrêter ou de ralentir si elles le souhaitaient. Rien que cette semaine, les EAU ont déroulé le tapis rouge pour une visite officielle d’État du président israélien. Les commentaires étaient dithyrambiques. On aurait cru les retrouvailles de deux peuples frères partageant un même destin. Le prince-héritier des Émirats arabes unis, Mohammed bin Zayed, a profité de cette visite historique pour annoncer le dégel de 10 milliards de dollars qui seront versés dans un fonds d’investissements dans des sociétés privées en Israël dans les années à venir. Par ailleurs, le ministre israélien de la Défense est arrivé à Bahreïn ce mercredi à bord d’un avion militaire israélien en survolant l’Arabie saoudite pour sa première visite officielle dans le royaume insulaire afin de signer des accords de sécurité avec son homologue bahreïni, les deux nations cherchant à renforcer leurs liens. On peut même considérer l’Arabie Saoudite, qui garde quelques scrupules à franchir le pas officiellement, comme un allié d’Israël. Dans ces conditions, c’est que du bonheur pour le régime sioniste. Victoire sur toute la ligne. Le problème palestinien attendra son bon vouloir, c’est-à-dire aux calendes grecques. Le statu quo arrange tout le monde, même l’Autorité palestinienne qui voit son « pouvoir » formel se renforcer – voir les nombreuses rencontres avec des officiels palestiniens tendant à donner le change – au détriment de son peuple.
Algérie 54:Le régime marocain est de plus en plus acculé, après la normalisation avec l’entité sioniste, sur le plan intérieur, ou la contestation populaire devient quotidienne. Quelle lecture, faites-vous ?
Jacob Cohen:Franchement je ne crois pas à un affaiblissement du régime marocain du fait de la normalisation. Le système politique marocain est ainsi fait qu’il donne l’illusion d’une expression démocratique variée. Le changement de gouvernement consécutif aux dernières élections renforce ainsi cette illusion. Sauf que la « normalisation » ne fait pas partie du débat. C’est une décision royale, et toute critique frontale serait malvenue. Toutes les forces politiques du royaume ont intégré l’idée, et même au-delà, de la sacralité du Roi. On reste donc très très prudent. D’autant qu’il y a eu cette fameuse déclaration de Trump sur la « marocanité » du Sahara et dont on se rend compte aujourd’hui qu’elle n’a rien réglé. Mais si la normalisation est à ce prix… Et puis je crois qu’il y a des secteurs entiers de la société marocaine qui en attendent des retombées. Les militaires et l’appareil sécuritaire ne peuvent que se frotter les mains de la présence de ce nouvel allié, un peu encombrant peut-être mais si efficace. Le secteur des affaires allié aux multinationales. Les grands domaines agricoles d’exportation. Le secteur du tourisme. Et tous ces opportunistes qui flairent les bonnes affaires avec les juifs, devenue une denrée très recherchée. Je crains même qu’en dehors de quelques milliers de militants totalement dévoués à la cause palestinienne, il n’y ait une espèce de récupération de cette cause, par toutes sortes de personnes sommées de faire leurs petites déclarations avant de passer à la caisse.
Algérie54:La campagne électorale pour la présidentielle française, bat son plein devant l’absence d’un engouement populaire et devant l’absence de solutions aux restrictions sanitaires, la chute du pouvoir d’achat et la montée de l’islamophobie, et la xénophobie. Quel avenir pour la France post-présidentielles 2022 ?
Jacob Cohen:Il est à craindre que la prochaine élection – si elle se maintient dans les conditions prévues – n’apporte guère de solutions aux problèmes du pays. Le peuple français, dans sa grande majorité, vit encore sous hypnose, dans un état de sidération. Je doute que les Français soient prêts à affronter les véritables défis qui les attendent. Oui, on les amuse avec l’islamophobie ou le grand remplacement. Mais la société de l’apartheid que le pouvoir a tranquillement installée et qui exclut des millions de gens du quotidien et même des soins, marche sans grands problèmes. Où se cachent les humanistes, les juristes, les philosophes, les artistes ? On condamne des millions de gens à la mort lente parce qu’ils refusent un « vaccin » en phase d’expérimentation. Des écoliers portent le masque huit heures par jour sans aucune raison sanitaire valable et dans une atmosphère d’hystérisation collective des responsables de l’enseignement. L’état de droit a disparu, les institutions judiciaires suprêmes valident toutes les politiques du gouvernement au mépris des principes les plus élémentaires. Il semble qu’après deux années, deux longues années, de nombreux pays européens ont brisé le carcan et décidé de retrouver la raison. Sauf la France qui s’enfonce dans le délire. Il me semble que Macron a toutes ses chances puisqu’une bonne partie des Français le considèrent comme un sauveur. Pauvre France qui est tombée si bas dans l’ignorance, la délation, la trouille, la soumission. Je ne vois vraiment pas ce qui pourrait la sauver.
Entretien réalisé par M.Mehdi