Avec des analyses de haute facture et d’une objectivité exemplaire, l’auteur et journaliste Jacob Cohen livre à Algérie54 ses points de vue sur certains dossiers d’actualité comme le second tour de la présidentielle française, la crise ukrainienne, le nouvel ordre mondial qui se dessine, la situation en Palestine Occupée et le Comité d’Al Qods que préside le Maroc
Algérie54: Moins d’une semaine avant le deuxième tour de la présidentielle française, des organisations des confessions religieuses en France se ruent pour annoncer leur soutien au candidat président, au même moment ou des étudiants de la Sorbonne et des Gilets Jaunes sortent pour manifester leur colère contre le remake de ce duel Macron-Le Pen ?
Jacob Cohen: Les organisations religieuses sont dépendantes du pouvoir qui joue avec elles pour les prébendes, les autorisations, les nominations, ou pour les sanctions. Les deux dernières années du gouvernement Macron ont été très dures pour les musulmans. 42 millions d’euros ont été confisqués et près de 700 établissements musulmans ont été fermés sur décision administrative, des écoles, des commerces, et des mosquées pour avoir publié sur leur site un message de soutien au peuple palestinien ou pour un prêche « excessif ». Ces dernières sont généralement surveillées par des indicateurs infiltrés. Le ministre de l’Intérieur est un fervent sarkozyste et un ami du lobby sioniste. Tout est fait pour montrer aux musulmans qu’ils sont à peine tolérés. La communauté maghrébine, divisée et hétérogène, héritière de vieux réflexes serviles, n’arrive pas à mettre en avant des leaders jeunes, courageux, lucides, combatifs, unis. Alors quand Macron demande un geste de soutien à la principale organisation musulmane, il l’obtient sans tarder.
Quant aux manifestations contre ce 2ème tour, un « remake » de 2017, elles ont l’air pathétique et sans conséquence. Les urnes ont parlé. A chacun de s’exprimer en conscience.
Algérie54:Dans un précédent entretien accordé à Algérie54, vous avez pronostiqué la réélection de Macron malgré son bilan qualifié de catastrophique par une grande partie des Français, quels sont vos arguments ?
Jacob Cohen: Je le reconnais volontiers mais je voudrais modérer mon jugement de l’époque. Il y a une telle exaspération au sein du peuple français après les épisodes désastreux du Covid-19, de la vaccination, de la maltraitance des soignants, des effets secondaires dissimulés, de la destruction de milliers de lits d’hôpitaux, des difficultés économiques, des perspectives professionnelles, de la réforme des retraites, de l’explosion de la dette nationale, du cynisme des dirigeants. On pensait malgré tout que la peur de l’extrême-droite allait encore jouer. Mais l’argument semble se retourner contre le système. « Tout sauf Macron » devient vraiment populaire, même dans les milieux traditionnels de gauche. On sent vraiment le ras-le-bol monter. Sur les réseaux sociaux on a envie d’en découdre. Un autre quinquennat Macron représente beaucoup de Français une horreur. Et puis Marine Le Pen n’est plus l’épouvantail qu’on voulait nous vendre. Son programme semble raisonnable. Le score du 2ème tour risque donc d’être très serré et on ne peut exclure une victoire à l’arraché du Rassemblement National.
Jacob Cohen: La crise ukrainienne est sur le devant de la scène politique, économique et médiatique, ne pensez-vous pas qu’on assiste à la naissance d’un nouvel ordre mondial ?
Jacob Cohen:Il est certain que le monde qui sortira de la crise ukrainienne ne sera plus le même. L’Amérique, et le reste du monde occidental qui la suit fidèlement, voulaient affaiblir la Russie, la dominer, exploiter ses richesses, la réduire à une puissance moyenne docile. Mais Poutine s’est rebellé. Avec un certain succès d’ailleurs. Et dans sa vision rien ne sera plus comme avant. Il semble prêt à aller jusqu’au bout pour contenir l’OTAN et retrouver sa zone d’influence. Et dans son sillage, les autres pays vont profiter des circonstances pour se libérer de l’emprise du dollar, qui fait la puissance des Etats-Unis. La Chine, l’Inde, de nombreux pays africains, l’Arabie Saoudite, des pays d’Amérique latine n’ont pas condamné la Russie et ne participent pas aux sanctions contre la Russie, ces sanctions qui semblent d’ailleurs inopérantes et qui pourraient se retourner contre leurs auteurs. Tous ces mouvements vont redistribuer les cartes et l’Amérique avec l’Europe y laisseront des plumes.
Algérie54: Face aux sanctions occidentales, le président russe Vladimir Poutine brandit l’arme du gaz et exige d’être payé en roubles. Est-ce un départ de mettre fin à l’hégémonie américaine que représente le dollar ?
Jacob Cohen: Rappelons que le rouble s’était effondré en quelques jours suite aux sanctions, et on avait pensé que la monnaie russe allait s’écrouler totalement. Et puis Poutine a sorti l’arme du paiement obligatoire en rouble, avec un rapport de force qui lui était favorable. Et la monnaie russe a retrouvé son niveau d’avant le conflit, ce qui pourrait la placer parmi les monnaies d’échange ou de réserve, comme le Yuan et à la place du dollar. Avec cet avantage que les pays vont se méfier d’une Amérique qui gèle ou confisque arbitrairement des centaines de milliards de dollars selon son bon vouloir. De nombreux pays vont désormais se délester de leurs réserves en dollars pendant qu’il en est encore temps, et cela précipitera l’affaiblissement de l’Amérique, qui ne pourra plus utiliser la planche à billets pour s’endetter éternellement.
Algérie54:La guerre en Ukraine annonce un éventuel affrontement en Antarctique entre la Russie d’un côté, les USA , le Canada et les pays scandinaves d’un autre côté, ainsi qu’un autre affrontement entre la Chine et les USA au sujet de la question taiwanaise, qu’en dites-vous ?
Jacob Cohen:Il est quasi certain que l’affrontement Amérique-Russie va s’étendre à tous les terrains, là où il y a compétition et concurrence. On voit mal un climat de confiance s’instaurer entre les deux grandes puissances, climat nécessaire pour signer des traités de coopération ou de contrôle des armements, traités qui paradoxalement avaient pu être signés avec l’ex-URSS. La Chine doit de son côté attendre le moment favorable pour récupérer Taiwan. Et on voit mal comment les USA, qui voient pour le moment leur mainmise sur l’Ukraine être contestée, pourraient ouvrir un nouveau front avec la Chine.
Algérie54: L’armée israélienne vient d’envahir l’esplanade de la Grande Mosquée d’Al Aqsa, à Al Qods, suscitant la colère des palestiniens durant le mois sacré de Ramadhan pour les musulmans. Assistons-nous à une nouvelle Intifada, comme celle de septembre 2020 ?
Jacob Cohen: Les réactions violentes de l’armée israélienne s’expliquent tout d’abord par quatre attentats commis par des Palestiniens ou arabes israéliens isolés, en l’espace de 2 semaines, initiatives individuelles hors des organisations de résistance, qui ont fait 14 morts et des dizaines de blessés, dont l’un en plein centre de Tel Aviv, et qui ont semé la panique dans les villes israéliennes. C’en était trop pour ce système imbu de sa puissance et de son contrôle. Les réactions ont été d’une violence inouïe. Intrusions dans les villes palestiniennes, notamment Jénine et Naplouse, avec le prétexte de rechercher des complices, en réalité pour provoquer des affrontements et liquider des Palestiniens, dont des adolescents de 14 et 15 ans. L’armée israélienne espère terroriser suffisamment les Palestiniens pour les dissuader de se lancer dans des actions individuelles de résistance. Mais c’est le contraire qui se produira. Un régime colonial dominateur ne peut pas assimiler cette dialectique. Quant à prévoir s’il y aura une nouvelle intifada, c’est vraiment difficile. Mais tous les facteurs sont présents pour qu’elle se produise.
Algérie54:Le Comité d’Al Qods que préside le Maroc vient de faire obstruction à un projet de résolution présenté par le groupe arabe à l’ONU, condamnant les violations quotidiennes d’Israël. Comment jugez-vous l’attitude du Maroc un pays qui vient de normaliser avec Tel-Aviv ?
Jacob Cohen: Le Maroc de Hassan II avait fait main basse sur le Comité Al-Qods peu après la conquête de Jérusalem en 1967. Le régime sioniste ne pouvait rêver meilleur président. Allié du Mossad dès son accession au trône en 1961, admirateur d’Israël et de sa puissance, contempteur de Nasser et de tous les progressismes arabes, Hassan II allait utiliser le Comité Al-Quds pour noyer le combat des Palestiniens dans une logorrhée verbale aussi bruyante qu’impuissante. D’ailleurs il accueillera avec tous les honneurs en 1986 Peres et Rabin, 2 des plus fervents dirigeants sionistes pour lesquels Jérusalem était définitivement réunifiée et en voie de judaïsation. Que peut-on attendre de son successeur Mohamed VI, sinon une continuation de la même politique de collaboration avec le régime sioniste, masquée par des initiatives verbeuses et quelques aumônes versées aux pauvres Palestiniens ? La collaboration tous azimuts avec Israël, notamment sur les plans stratégique et militaire, devrait inciter le Comité Al-Qods à débarquer son président, si le monde arabe et musulman avait encore une once de dignité.
Entretien réalisé par M.Mehdi